critique &
création culturelle

Eidolon : Athènes, Londres et Téhéran

Chapitre IV : Téhéran (1/3) − Siavash Amini et la poétique de l’Apeiron

L’existence est traversée de fantômes, de personnes qui un jour ont marqué l’existence pour s’évanouir parmi les songes. Comme pour moi Benji Vaughan et Siavash Amini, un jour adulés et la nuit venue enfouis sous terre. Or, chacun a sorti en 2023 un album sur le thème de l’eidolon, mystérieuses présences crépusculaires. L’occasion rêvée de cette fois-ci explorer les méandres de la démarche artistique de Siavash Amini.

En août 2023, Siavash Amini sortait Eidolon, court album en quatre morceaux mais particulièrement dense. L’Eidolon de Siavash Amini contraint de prendre un virage radical par rapport à l’univers de Benji Vaughan. Compositeur extrêmement talentueux, et selon moi l’un des plus importants de ces dix dernières années, Siavash Amini est à situer parmi la nouvelle vague de la musique expérimentale iranienne dont les premiers représentants ont débuté au milieu des années 2000, pour devenir incontournables à tout amateur du genre dès les années 2010. Le label Flaming Pines a quelque part consacré cette nouvelle tendance à travers la compilation Absence sortie en 2016, où l’on retrouvait la plupart des grands noms : 9TAntiope, Idlefon, Sote, Tegh, Umchunga… et bien sûr Siavash Amini qui avait déjà atteint sa vitesse de croisière en enchaînant des albums de qualité stratosphérique comme le magnifique Till Human Voices Wakes Us, le poignant What Wind Whispered to the Trees et le sublime Subsiding.

Siavash Amini tranche également avec Benji Vaughan par une démarche plus conceptuelle et intellectuelle, où les œuvres se mêlent de considérations poétiques et philosophiques, d’explorations formelles et tonales le rapprochant des compositeurs de musique classique contemporaine et de projets transdisciplinaires, comme A Mimesis of Nothingness créé en collaboration avec la photographe Nooshin Shafiee. L’œuvre de Siavash Amini est donc polymorphe, en constante évolution, lancée dans une recherche à jamais inachevée de sa propre voix... Ce qui la rend d’autant plus passionnante. Pour cette raison, elle fourmille d’idées, de détours, de virages brusques, au point de brouiller les pistes et de perdre quiconque penserait en avoir trouvé le sens chorégraphique. Mais il est pourtant nécessaire de s’atteler à une telle tâche, sans quoi la signification de l’eidolon ne nous apparaîtrait que par bribes. Autrement dit, au lieu de directement fondre sur l’album qui nous intéresse, je compte parcourir l’ensemble de sa discographie pour en saisir l’évolution du sens qui l’anime et saisir au fil de l’eau l’eidolon lorsque ce dernier émerge du courant. Par-là, le sens de l’album éponyme

Son œuvre commence avec quatre albums qui, bien que contenant en germe tout ce qui constituera la signature sonore d’Amini et ses atmosphères distinctives, ne dépassent pas encore le statut d’albums de recherche musicale. Au même titre que Kraftwerk qui n’aura de cesse de reléguer aux oubliettes ses trois premiers albums, l’artiste iranien ne les mettra que peu en avant pour privilégier les sorties à partir desquelles son style propre arrive à maturité. Spotty Surfaces (2010), créé avec Hessam Ohadi et Nima Pourkarimi, comprend une atmosphère mélancolique, une base rythmique dans la veine du trip-hop, de la guitare, les nappes sonores caractéristiques de Siavash Amini déjà présentes occasionnellement et un aspect expérimental plus ou moins marqué d’un morceau à l’autre. « Corner », un des morceaux les plus étonnants de l’ensemble, est composé en suivant des règles de composition héritées de la Perse médiévale. Si j’en dresse un inventaire comme d’autres remplissent une liste de course, cela n’a rien d’un hasard : l’album ressemble davantage à un assemblage d’éléments disparates compilés avec plus ou moins de bonheur qu’à une œuvre cohérente. En revanche, Storm Leaves Us Quietly, son premier album solo sorti en 2012 mais composé entre 2010 et 2011, s’apparente beaucoup plus à un tout unifié. Divisé en parties, il déploie une ambient opaque où des nappes lointaines aspirent l’attention dans un ailleurs spectral. Amini subjugue déjà par la maestria de ses compositions. Les rabats-joies pourront sûrement objecter que l’on flirte peut-être trop souvent avec la « musique pour vos plus belles méditations », du fait que l’album ne bouscule absolument pas son auditoire et se contente de doucement l’emporter dans ses royaumes perdus. Et ils le feront de façon d’autant plus triomphale que le quatrième album, sorti en 2013, est titré Botica Musica (chamomile vol.01) [Tranquilizer]. Le ton global de l’album précité, de l’ambient mélancolique d’une grande délicatesse mais qui tourne rapidement en rond (les morceaux suivent un schéma très proche), ne vient de plus rien arranger malgré ses qualités et un soin maniaque apporté au moindre détail.

Mais on ne peut le limiter à ces quelques tâtonnements. Le premier album à avoir marqué les esprits et propulsé Siavash Amini sur le devant de la scène, Till Human Voices Wake Us, est exceptionnel à bien des niveaux et fait preuve d’une très grande ambition au point de reléguer ses précédentes sorties au statut de brouillons.

Dans la lignée de Storm Leaves Us Quietly, séminal à bien des niveaux, Amini sculpte la matière sonore pour dessiner les contours d’un décor. Il bénéficie en cela de son expérience en tant que compositeur de musiques de film, de théâtre et d’expositions d’art. Avec Till Human Voices Wake Us, il ne s’agit pas uniquement de « faire de la musique », mais de créer un monde, une scène où faire vivre un drame cosmique, une mise en intrigue de ce qui dépasse notre entendement et qui pourtant nous concerne au plus haut point puisque l’humain y joue son existence. C’est là une différence fondamentale avec ses précédentes créations, qui à mon sens offre une telle amplitude à cet album : il esquisse une histoire purement musicale qui part de l’être humain pour outrepasser largement les limites du dicible. Avec cet album transparaît donc un motif-clé de l’œuvre de Siavash Amini : la confrontation de l’être humain avec ce qu’Anaximandre a nommé Apeiron, l’illimité, l’informe à l’origine de toute forme et où toute forme trouve sa fin.

Pour y parvenir, Amini s’est ici inspiré des poèmes de T.S. Eliot, car rien de mieux qu’un art excellant dans l’expression du silence pour évoquer le vide primordial. Afin de parler de l’album, il faudrait donc retrouver la vivacité de la poésie. Ainsi, bien que cosmique, il est possible d'y voir percer des souvenirs et des visages, par la guitare qui apporte de la chaleur à l'ensemble. Doux, méditatif, comme une barque qui se laisse porter par le brouillard sans savoir véritablement quelle destination elle prend. Les eaux s'agitent mollement dans l'obscurité et une silhouette, les yeux fermés, s'abandonne au sort. Malgré la puissance des forces en présence, il est encore possible de s'émerveiller en se laissant entrainer, comme si le hasard était une vieille amie avec qui on se sait en bonne compagnie et dont on agripperait la main en toute confiance.

Ce goût pour le sublime rejoint si bien les idéaux romantiques qu’on pourrait y deviner les contours du voyageur au-dessus de la mer de nuages, où cette dernière devient mer de nuages sonores… Peut-être même pourrait-on dire clusters, à la façon de Xenakis dans le remarquable Metastaseis. Le compositeur grec inaugure en effet une nouvelle technique de composition consistant à juxtaposer des demi-tons, ce qui aboutit à des « nuages sonores » où les notes se fondent en une masse compacte qui s’étend et se dilate, si bien que la tonalité cède en devenant pure sonorité1. L’idéal romantique ressurgit dans la prétention à transcender les individualités par une totalité qui dépasse largement la somme des parties grâce au continuum sonore ainsi créé. De même, Siavash Amini dépasse la ponctualité des notes isolées en prolongeant indéfiniment ses nappes et de cette manière façonne ces atmosphères qui finissent par engloutir son auditoire dans un univers singulier, au lieu d’uniquement l’exposer à une succession de notes isolées.

Plus encore, par cette accumulation devenue totalité, Xenakis opère une transformation ayant une conséquence de prime importance : les notes étant ainsi noyées dans un ensemble linéaire, elles ne sont plus perçues comme des objets délimités dont on pourrait statuer précisément de leur essence. Les clusters de Xenakis ont pour curieuse propriété de se traduire par une « musique spectrale », à la fois perceptible et incirconscriptible. Le parallèle avec Amini est à nouveau éclairant, puisque ce caractère spectral est non seulement omniprésent dans l’œuvre du musicien iranien par l’utilisation régulière de nappes sonores et de drone2, mais nous ramène tout droit au concept de l’eidolon. L’eidolon n’est-il pas après tout spectral ? Dès lors, de l’indétermination des nuages sonores aminniens émane une spectralité toute eidolonienne comme ils font métonymiquement signe vers l’indéterminé inaccessible aux sens ainsi qu’à la pensée. Le son devient ainsi image de l’inouï par une mimesis de l’absence permise grâce à un travail plastique sur la matière musicale. Apeiron et eidolon avancent par conséquent d’un même pas.

Photographie d'une Metastaseis musicale de Iannis Xenakis

De cet enchevêtrement, on peut donc en retirer que Siavash Amini porte son regard vers le lointain, à la manière des romantiques, et qu’il y parvient en empruntant des chemins déjà foulés par des compositeurs de renom comme Iannis Xenakis, par exemple. Cependant, Till Human Voices Wake Us n’en est qu’aux prémices d’un dispositif qu’il va peaufiner les années suivantes. Cet album reste tributaire de ses débuts (je pense ici à l’utilisation de la guitare, déjà bien présente dans les albums précédents), alors que What Wind Whispered to the Trees consolide une structuration qui deviendra récurrente dans ses opus suivants. Celle-ci pouvait déjà être perçue, bien que timidement, dans « The Chair We Sat In », mais à présent elle est explicitée jusque dans le titre même de l’album. What Wind Whispered to the Trees, ce que le vent murmurait aux arbres, exprime poétiquement la dualité qui traverse l’entièreté de cette œuvre, entre des nappes sonores opaques et englobantes, le vent en question, et des cordes souvent plaintives (obtenues par des manipulations sur une guitare), incarnant les branches.

Plus encore, cette démarche n’aurait aucun sens si elle n’avait pas pour but d’affiner la dramaturgie aminienne évoquée plus tôt. Siavash Amini déploie un dialogue entre vent et branches, entre nappes électroniques et cordes, entre des forces insaisissables et une présence bien plus ténue et fragile. S’il s’éloigne de l’humain pour s’intéresser à ce qui s’exprime entre des éléments anonymes, il ne s’agit rien moins ici que d’un détour pour mieux atteindre le cœur de son sujet. Il amplifie une tragédie de l’infime, la rendant grandiose et déchirante alors qu’elle se joue dans si peu : quelques feuilles suspendues traversées par un souffle autant capable de passer imperceptiblement que de tout renverser. N’est-ce pas aussi l’une des plus belles représentations de ce qui caractérise le passage de l’être humain sur terre ? Nous ne sommes en effet pas moins des brindilles qui s’agitent au milieu d’un tintamarre de passions contradictoires, mais tintamarre qui à l’échelle du cosmos dans lequel il résonne tient à moins que rien.

Et cette présence plaintive, aussi tragique que grandiose ‒ une lumière vacillante de vie au milieu de la nuit ‒ ressurgira de temps à autres, parfois dans les moments les plus inattendus de morceaux où la noirceur est telle qu’on ne peut plus que perdre espoir d’y trouver le moindre échappatoire (écouter « Halcyon », « Still Remember » et « A Recollection of the Disappeared »). Elle sera certainement encore bien affirmée dans le plus orageux Subsiding, qui débute par un long morceau calqué sur le dispositif de What Wind Whispered to the Trees avant de prendre son envol dans un style qui me rappelle avec délice Bersarin Quartett, évoquant des atmosphères cette fois plus urbaines. Et même quand Siavash Amini prendra un virage sans retour vers des sonorités beaucoup plus horrifiques et brutales à partir de sa première collaboration avec Matt Finey (spécialiste du spoken word), il ne l’abandonnera jamais tout à fait. Ses précédents développements deviennent des pièces s’imbriquant dans ses nouvelles recherches au gré des possibilités qui s’y ouvrent.

Épisode suivant : Iran (2/3) : Siavash Amini et la mélodie de l’horreur

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