critique &
création culturelle

Rencontre avec Françoise Bloch

La transformation au cœur du théâtre

© Jean-Louis Fernandez

Rencontre avec la metteuse en scène Françoise Bloch, dernièrement sur les planches des Martyrs avec Points de rupture puis aux Tanneurs avec Pieuvre ! En suivant le fil de ses créations, on analyse la dimension socio-économico-politique de son théâtre, alors qu’elle utilise la comédie contre les maux, tant personnels que sociétaux.

Connue pour son théâtre documentaire traitant de questions économiques (Money!, 2013, Études, 2017), Françoise Bloch a rejoué récemment Pieuvre (1 & 2) au théâtre des Tanneurs. Elle y raconte la genèse de tous les autres : elle et ses collègues collectent un tas de matière qu’ils appellent la « pieuvre à pattes » qu’ils n’arrivent à organiser qu’après une certaine quantité de tentatives. Le spectacle se veut l’exploration des tentatives abandonnées, des tentacules de cette pieuvre, et il se laisse la liberté de divaguer dans un cadre intimiste et plus introspectif. Un changement de ton par rapport aux précédents spectacles et à Points de rupture qui a déjà fait l’objet d’un article sur Karoo. Nous avons organisé un entretien qui nous a permis d’échanger sur ces deux expressions différentes et d’apporter de nouvelles réflexions sur le sens du théâtre.

On sait que votre carrière s’est construite sur du théâtre documentaire, exclusivement en lien avec des questions économiques. Or, Pieuvre, même s’il reste très documenté, est un seul en scène, avec un décor rigide, des thématiques plus intimes, etc. Peut-on parler de virage ? Où voulez-vous emmener votre public ?

D’une part, j’avais décidé que Points de rupture serait le dernier spectacle de cette forme-là et avec ces préoccupations-là, socio-économico-politiques, parce que je sentais une menace de redite formelle. J’avais un autre projet en tête tout-à-fait différent, plus proche de questions familiales, mais je l’ai abandonné parce qu’est arrivé dans ma vie privée un évènement dramatique qui a rendu impossible le fait de travailler sur autre chose. Et donc c’est ce qui m’a amené à Pieuvre.

Mais dès le départ, il y avait de toute façon l’idée que Points de rupture était le dernier d’une chaîne de cinq spectacles, et que je ne voulais plus faire ni ça ni comme ça. Car il y a d’une part ce dont il est question et d’autre part comment on le fabrique. Mais je voulais bouger les deux choses, parce que, selon moi, ces deux choses sont absolument liées.

Vous parliez de l’évènement de votre vie privée, vous voudriez revenir dessus ?

Non ! Non, parce que le spectacle Pieuvre s’organise sur un dévoilement progressif du récit, et donc ce serait complètement idiot de ma part, en interview, de me… Je ne reviens plus sur le mot français pour spoiler (rires).

Pieuvre 2, la seconde partie du spectacle, aborde une thématique intrigante. Vous racontez l’histoire d’un film qui explore la relation entre une femme et un fantôme. Ce dernier demande à la femme de marquer l’empreinte de sa vie oubliée en écrivant un livre. Il la lui raconte et elle rédige. Une fois le texte achevé, le fantôme disparaît en révélant à la femme que c’est elle qui l’a écrit. Ce récit interroge notre rapport à la mort et au souvenir. Sachant que la figure du fantôme est culturellement plutôt rattachée à la peur, comment vouliez-vous aborder l’image que nous avons de la mort ?

J’évolue dans mon rapport à la mort entre la première partie et la seconde partie. Dans cette dernière, je suis plus à distance et j’ai plus d’humour. J’ai choisi un film de Mankiewicz qui s’appelle The Ghost and Mrs Mule (1947), L’aventure de Madame Muir en français. C’est une comédie, et je voulais cette tonalité générale de l’humour. Je pense que la seule chose qui peut nous sauver est de rire de ce qui nous fait mal.

« L’aventure de Madame Muir »

Alors, c’est l’évidence-même, c’est un peu bateau. Mais pour moi, c’est un chemin qui vaut pour tout évènement de vie compliqué. Le rire est une vraie porte, parce que c’est à la fois une sortie et une compréhension, c’est à la fois une échappée et un visionnement de plus loin, et c’est ce que j’ai voulu.

Ceci dit, en réalité, je n’ai rien vraiment voulu dans ce spectacle : les choses se sont faites d’elles-mêmes, comme je l’explique au début : j’ai suivi les tentacules qui se présentaient à moi. J’ai évidemment regardé des films autour de ce sujet qui m’animait profondément, pour mon propre plaisir, et puis je suis tombée sur celui-là.

Le sujet réel de cette comédie est la création, puisque cette femme devient écrivain grâce à la fréquentation d’un fantôme. Ce n’est pas un fantôme issu de la vie de la mémoire vécue de la femme qui écrit. Dans le film, c’est celui de l’habitant précédent de la maison qu’elle loue. Cela ne correspond pas à ma situation, mais cette originalité donne une autre perspective que j’ai trouvée chouette.

Vous venez de dire : « rire de ce qui nous fait mal ». Diriez-vous la même chose pour vos anciens spectacles, et donc en particulier pour Points de rupture ?

Oui. C’est-à-dire que j’ai toujours fait des comédies, enfin dans mon esprit. Alors, ce ne sont pas, dans le cadre des cinq autres spectacles, des comédies linéaires, avec un récit comme le veut l’idée de comédie. Comme il n’y a pas vraiment de récit linéaire, je ne sais pas si on peut appeler ces spectacles comédies. Mais j’ai toujours eu le désir et l’envie que ce soit des comédies.

Cela dit, ce n’est pas le même mal : les autres spectacles parlent de ce qui me met en colère ou de ce qui ne me va pas ou… En fait oui, de ce qui me fait mal. Quand j’ai mal à la société, j’essaie d’abord d’analyser, parce que je ne fais pas de la satire non plus, je ne veux pas en faire, je veux être à un autre endroit de la comédie : je ne veux pas faire de la farce ni de la moquerie. Je veux être dans un espace d’analyse, mais avec un œil qui rit, et pas un œil qui pleure, ni une bouche qui crache du venin.

Et parfois, ce rire ne vient pas, ç’a été le cas du spectacle qui a précédé Points de rupture, qui s’appelait Études (2017). On étudiait le rapport entre le pouvoir politique et les lobbies financiers au niveau européen. On suivait une loi européenne dont la proposition a été faite suite à la crise de 2008. Cette loi a progressivement disparu des radars, principalement à coups d’amendements, elle s’est lissée, lissée, lissée. Ce trajet était plutôt déprimant, mais on s’est forcés à en rire. C’est finalement le spectacle le plus farce que j’ai fait, parce qu’on voulait se sortir de ce sujet dont on avait l’impression de ne pas voir d’issue, donc on a développé une fantaisie.

Vous abordez des thématiques très lourdes, vous les définissez vous-même « socio-économico-politiques », et on y reviendra après si vous voulez bien. Mais la forme que vous leur donnez est très pédagogique : vous analysez, vous ne débarquez pas brusquement, vous venez subtilement et on comprend très bien ce que vous dites. Cet « œil qui rit » m’interroge sur ceci : pourquoi faire ce choix-là du récit ? Les histoires peuvent-elles changer le monde ? Et voulez-vous que vos histoires changent le monde ?

Je ne crois pas que le théâtre ou les histoires puissent changer le monde. Mon objectif est de donner le monde comme transformable, donc d’indiquer qu’on peut joyeusement le faire bouger. Le théâtre peut éveiller des désirs, une réflexion, mais je ne pense pas que le théâtre transforme le monde de façon immédiate.

Je ne trouve pas non plus que je fasse des récits. Je donne, de mon point de vue, des paysages, en veillant à ce qu’il y ait une progression narrative. Cette progression narrative n’est pas véritablement un récit. Dans un récit, il y a en général un ou des héros qui, eux, se transforment. Chez moi, déjà, c’est toujours multi-personnages.

Dans un spectacle, Une société de service (2011), il y a un narrateur principal. Mais dans tous les autres, tout le monde fait tout et on ne voit pas un héros qui se transforme. Par contre, les rapports entre les gens et le sujet, eux, évoluent, c’est une progression narrative.

Y a-t-il quand même une ligne ?

Oui, parce que j’ai l’impression que quand on dit qu’on raconte une histoire, on voit une narration classique. C’est une forme narrative, mais elle est non classique. Elle ne passe pas par la transformation d’un ou de héros.

Mes spectacles sont une visite guidée d’un paysage, et je veille à ce qu’il y ait une progression narrative et une tension dramatique qui fasse qu’on n’est pas dans un truc complètement fragmentaire. Ce n’est pas un à-plat, il y a une ligne. Mais de là à dire que c’est un récit, je crois que ce n’est pas juste. On se promène dans un paysage, et on progresse à l’intérieur de ce paysage, ou à l’intérieur de ce sujet.

« Pieuvre » © Céline Chariot

Peut-on peut-être dire que c’est le spectateur et la spectatrice qui se transforment à travers le spectacle ?

Je ne sais pas. J’espère toujours que les gens se transforment un peu, que la représentation soit un peu vivante, mais je ne crois pas qu’on puisse dire que c’est eux qui se transforment. Je dois prendre deux minutes pour répondre à la question… Qu’est-ce qui se transforme ?

Dans Études, les personnages sont fixes : ce sont trois chercheurs très proches des acteurs. Mais je dis une bêtise, parce qu’à force de se prendre des murs dans l’exploration du sujet et de décrypter une réalité assez noire ‒ le fonctionnement des mécanismes européens et des lobbys financiers ‒, au fur et à mesure que cette réalité se dévoile à eux et leur apparaît de plus en plus noire, ils développent une combativité et une fantaisie de plus en plus grande. Ce sont les trois chercheurs qui deviennent de plus en plus fantaisistes. Ça, c’est la progression d’Études.

Dans Money! (2013), c’est autre chose. C’est un spectacle où, de scène en scène, le monde capitaliste et le fonctionnement des mécanismes de profit deviennent de plus en plus décomplexés. Donc c’est de pire en pire.

Je n’ai pas conscientisé tout ça, mais je sais que je pose quelque chose au début, et on va tirer une ligne vers la fin, et il y aura une progression. Mais de quelle nature ? En fait, de spectacle en spectacle, ça change.

Et dans Points de rupture, il y a une progression chaotique vers un sursaut.

Vous parliez de « socio-économico-politique » mais ne pourrait-on pas dire que c’est essentiellement du théâtre politique ?

D’une part, je trouve qu’il faut séparer la question du sujet : les sujets sont socio-économico-politiques. Mais c’est quand même l’économie qui est au centre de tous les spectacles, sauf Points de rupture. Et puis viennent les conséquences sociales et politiques.

Pour le théâtre politique, il faut lire le livre d’Olivier Neveux Contre le théâtre politique (éditions La Fabrique, 2019), qui est un livre formidable. Il y a un historique dans cette notion. Dans les années 1970, on disait que montrer une femme faire la vaisselle était politique. On disait cela avec raison.

Ensuite, on a vécu, dans les années 2000 et 2010, une espèce de raz de marée de théâtre soi-disant politique. On allait interviewer des ouvriers dans des usines par exemple, et on faisait des témoignages, avec une voix blanche si possible, comme dans des spectacles choraux. Moi, je déteste le théâtre témoignage !

Mais ce n’est pas du tout politique : un théâtre politique, il n’est pas politique s’il ne parie pas sur un changement possible du monde. Un théâtre de constat, même d’une situation économique, n’est pas un théâtre politique. Selon moi, rien ne se passe de politique dans un simple constat, sauf si ce constat est orienté vers une possible transformation.

Je sais que je ne fais pas de spectacles pour booster l’énergie d’actions politiques ou de révoltes de personnes déjà convaincues. Moi, je suis à un autre endroit. Je m’adresse à un public face auquel j’essaie de ne pas me faire rejeter par les gens qui ne pensent pas comme moi. J’essaie qu’ils ne me rejettent pas d’un revers de la main.

« Points de rupture » © Antonio Gomez Garcia

Au théâtre, est-il possible de vous adresser à un public hétérogène, un public qui vient d’horizons différents, et qui peut débattre sur un sujet commun ?

C’est un pari ! Si je ne parie pas ça, je ne peux pas travailler. Donc je parie que c’est possible.

J’ai fait par le passé un spectacle qui s’appelait Grow or Go (2009), qui parlait du trajet de jeunes gens qui sortaient d’une business school privée de très haut niveau. On a joué devant des étudiants de HEC Liège, et on a fait une autre salle avec des consultants de McKinsey. On a eu des gens qui ne nous ont pas rigolé à la figure, et c’était très important pour moi : j’ai eu le souci, j’en parle dans Pieuvre, d’être exacte par rapport à un savoir existant. C’est très important d’être exact pour espérer ne pas se faire immédiatement rejeter par des gens qui sont spécialisés dans le domaine dont on parle.

Mais c’est sûr que c’est compliqué, quand les points de vue sont très ancrés, de les faire changer avec un spectacle – on n’est quand même que des saltimbanques. Par contre, ce n’est pas impossible du tout avec des étudiants, qui sont dans la construction d’une pensée : là on peut introduire un questionnement.

Si je peux me permettre, aux Martyrs, en tous cas lors de la représentation à laquelle j’ai assisté, ce n’était pas très étudiant... Au niveau socio-économique, croyez-vous que c’est possible de toucher un large public avec le théâtre ?

Vous êtes venu un certain jour. J’ai fait une première avec 96 étudiants du secondaire sur une salle de 223 places, c’est presque la moitié, et j’ai fait une dernière avec 92 étudiants. Donc c’est presque des demies salles avec des étudiants du secondaire. Aux autres représentations, avec un public adulte, relativement âgé, certains jeunes sont venus. Donc c’est quand même un peu mélangé.

La question du mélange social du public est une question sur laquelle le travail absolument nécessaire est très difficile. C’est un travail de fourmi pour essayer de gagner quelques personnes d’espaces socioculturels plus précaires ou plus démunis ou qui n’en ont rien à foutre du théâtre. Moi, si j’en ai deux dans une salle, c’est formidable. Je ne me fais pas d’illusion là-dessus. Mais je sais que le théâtre a cette force d’accueillir parfois dans une salle des personnes qui, brusquement, découvrent quelque chose. Et si ce n’est qu’une seule personne, tant mieux.

Croyez-vous que vos spectacles seraient alors des spectacles de médiation culturelle ? Et qu’ils seraient propices à mélanger le public ?

J’essaie de transmettre une certaine énergie. Je ne parle pas de Pieuvre qui est un autre projet, je parle de tous les autres. Je veille à ce qu’il y ait une certaine énergie, c’est-à-dire que le spectacle soit supportable par des gens qui sortent de huit heures de travail. Alors ça dépend évidemment de quel travail. Et c’est là que tout se joue, j’ai du mal à aller au-delà. Je fais ce que je peux, par rapport à ce que je souhaite raconter et par rapport aux formes qui me tiennent à cœur, pour rester lisible et pour m’adresser au public le plus large possible.

Et Points de rupture est un spectacle plus difficile que Money! par exemple, parce que la forme est très fragmentée, et que donc des gens qui n’ont pas du tout l’habitude du théâtre, parfois sont tout-à-fait perdus. Y compris les étudiants, donc on est allés dans des écoles, surtout pour introduire, j’y tenais, ces questions de forme.

Merci beaucoup. Je vais vous poser une dernière question, qui est une tradition sur Karoo : si vous aviez une œuvre à conseiller, un coup de cœur ?

Miséricorde d’Alain Guiraudie (2024).

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