La collection Espace Nord, qui s’attache depuis 1983 à rééditer des œuvres de littérature francophone de Belgique, publie Julie ou la dissolution, suite au décès de son auteur, Marcel Moreau, en avril 2020.
Hasch travaille à Toutes-Sciences , un magazine scientifique où il est correcteur et aussi malheureux. Il y rencontre Julie Malchaire, dactylo incompétente et paresseuse. Au lieu d’y voir un défaut, Hasch prend l’apathie de Julie comme une action politique, et commence à l’imiter, entraînant ses collègues avec lui. Ensemble, ils mettent en marche une révolution qui vise à faire éclater les codes oppressants du monde du travail.
Un auteur belge méconnu du grand public
Vous n'avez probablement pas étudié Marcel Moreau en classe, car ce n'est pas exactement l'auteur belge le plus connu ; on le qualifie d'ailleurs d'auteur « en marge ». Malgré son premier roman, Quintes (1962), fort remarqué, et l'entièreté de son œuvre récompensée par le prix Jean Arp de littérature, l'œuvre de Marcel Moreau reste plutôt méconnue. Une courte biographie s'impose.
Moreau naît en 1933 à Boussu, en région minière. Sa mère est femme au foyer, son père meurt des suites d’une chute l’année de ses quinze ans. Pour subvenir aux besoins de la famille, Marcel Moreau arrête ses études et accepte des petits jobs. En 1962, il publie son premier roman, où il sera question, comme dans Julie ou la dissolution , d’une « bureaucratie déshumanisante » . Il emménagera plus tard en France, et continuera en parallèle son métier de correcteur. Son style se caractérise par l’utilisation massive d’un vocabulaire rabelaisien, des sens et du corps, et par des « envolées paroxystiques » (comprendre : des élans qui vont à l'extrême, presque dans l’excès). Lire une œuvre de Marcel Moreau c’est donc entrer dans un univers unique, sensoriel, charnel, mais aussi un monde aussi fervent, fiévreux, engagé voir explosif. Enfin, un univers étrange, qu’il faut un peu forcer pour comprendre. Julie ou la dissolution est le cinquième roman de Marcel Moreau.
Sur le pas de la porte, il m'a rappelé que j'avais
inventé pour lui un verbe majeur : mourvivre .
Julie ou la critique du monde du travail
Dans Julie ou la dissolution , c’est par Hasch que l’on entre dans l’univers de Marcel Moreau. Hasch travaille pour Toutes-Sciences , une revue scientifique pour laquelle il travaille comme correcteur, à l’instar de son créateur. Sa vie professionnelle n’est pas très réjouissante : le travail est morne, le lien entre Hasch et ses collègues semble anecdotique. Le patron, Vachet, n'a pas de considération pour ses employés. Bref, des collègues désunis et un travail aliénant. Côté personnel, ce n’est pas joyeux non plus : Hasch vit avec Rose mais Rose se meurt et il ne semble pas vraiment s’en soucier, on pourrait presque dire qu'il s'en réjouit.
Le reste de l'après-midi m'a paru interminable, infâme. j'ai trouvé ce débat sur les étoiles. Les raisonnements se sont succédés, abondants et exsangues. Les acrobaties du discours dissimulaient mal la clownerie fondamentale de toute loi. Heureusement, il y avait la sueur. Ses gouttelettes sales sur les peaux ont réussi à me ravir. [...] Sur la robe d'Yvette, à l'endroit des aisselles, une tache s'élargissait, érotique.
Un jour, Jeanne la dactylo quitte son poste à Toutes-Sciences . Le patron cherche à la remplacer immédiatement. Julie Malchair rentre en scène. Cependant, Julie est très mauvaise dactylo, elle prend des heures à taper des textes et fait des fautes partout, quand elle ne fait pas tout simplement rien. Hasch est immédiatement subjugué par Julie et par son corps, et l'attitude de la nouvelle dactylo remet en question la position de Hasch chez Toutes-Sciences . L’attitude paresseuse de Julie au boulot lui parait libératrice. Très vite, il l’admire et la défend auprès de ses collègues dans tout ce qu’elle fait. Julie est alors convoquée chez le patron, qui lui demande de faire un « Effort ». Mais c’est sans compter Hasch qui partira en croisade contre l’ Effort , entraînant au passage ses collègues avec lui. Hasch applaudit le comportement de Julie et convainc ses collègues de se dévergonder, de contrer l’ Effort , en commençant par des petites pauses arrosées jusqu’à en arriver à une orgie à la fin du roman.
Julie s'est assise en face de Hasch, encadrée de Mille et Raulier. Yvette la toute-dépoitrailliée se tenait à gauche de Hasch, qui versait le vin, avec sauvagerie. Il trouvaient qu'ils étaient lents à boire et à vivre. Il voulait abolir en « rasades somptueuses » tout idée d'Effort.
Au fur et à mesure du récit, on comprend que l’attirance charnelle qu’éprouve Hasch pour Julie se transforme plutôt en un désir de la part de Hasch de se libérer du monde du travail dans ce qu’il a de codifié et de strict. Comme le rappelle Corentin Lahouste dans sa postface très éclairante de cette édition, Julie ou la dissolution est le premier roman que Moreau écrit après Mai 68, un événement qui l’a profondément bouleversé. Mai 68 remet notamment en cause « la valeur du travail au sein de la société française », qui est en effet une question centrale du roman. « [L]a vaste révolte spontanée dirigée contre la société traditionnelle, le capitalisme ou encore le pouvoir gaulliste en place a profondément marqué [Moreau], [qui s’empare ainsi] de la problématique du travail, en la déplaçant dans le champ littéraire. »
Julie ou la dissolution est un roman représentatif de certaines caractéristiques de l'œuvre de Moreau, qu’il faut assurément louer. De manière générale, c’est un roman qui souffle un vent libérateur sur la société, que ce soit dans le fond ou dans la forme. Moreau va chercher dans le registre du corps et de la matière pour libérer le langage ; sur le fond, Moreau critique le rationnel dans notre société, qui se coupe du corps, du charnel, et qui donc ressurgi dans le langage utilisé dans le roman. Moreau ose un style qui reste rare, puisqu’il n’est pas l’apanage de la « grande littérature », et crée un récit qui veut dynamiter une société bien trop rigide. Pour ces raisons, Moreau est une œuvre encore tout à fait éclairante et jouissive aujourd’hui.
Néanmoins, on peut reprocher à ce roman que le récit serve de prétexte à cette question sociétale, et que le plaisir de lire passe à la trappe. Même en adhérant au constat posé par Marcel Moreau sur le monde du travail, on ne prend pas beaucoup de plaisir à cette lecture un peu déroutante, qui suit le délire fiévreux du personnage principal, à qui l’on ne s’attache pas vraiment.
On peut aussi s’interroger sur les personnages féminins. D’un côté nous avons Julie, sublime femme qui représente une force révolutionnaire, chaotique, qui vient déranger l’ordre établi à Toutes-Sciences et a fortiori dans le monde du travail en général. Ou en tout cas, c’est Hasch qui interprète les actions de Julie de cette manière ; Julie n’instigue rien, elle est simplement elle-même. Là où cela me dérange, c’est qu’à l’opposé on a deux femmes vieilles, aigries et laides (les descriptions de leurs corps sont très détaillées), qui représentent l’ordre. Celles-ci se font violer dans une sorte de triomphe contre l’oppression et la science, durant l’orgie de la dernière scène du roman. Sans vouloir chercher la petite bête sexiste dans toutes les œuvres, je pense tout de même que cette allégorie est un peu ratée et qu’elle agite vaguement le fantôme de la vieille sorcière. On peut par ailleurs noter que Hasch a un rapport aux femmes un peu suspect et qui ne me semble pas apporter une plus-value à la thématique du roman : il y a Rose, sa femme mourante qu’il laisse agoniser tranquillement, Blanche, la sœur de Rose à qui il fait l’amour pendant que sa femme se meurt, et puis son obsession sexuelle pour Julie. Le registre du corps et du sexe se veut opposé au monde du travail très rationnel, mais le comportement de Hasch envers les femmes n’est pas réellement motivé et le personnage reste donc très obscur et inaccessible. Dès lors, le roman se rapproche plus du délire que de la revendication.
Hasch s'appliquait à conjurer la laideur des Diosculs [les deux vieilles femmes]. Il y parvint, car ainsi tatoués leurs corps s'élevaient à de la sorcellerie. On eût dit qu'elles sortaient d'un grand bal démoniaque. Elles en devenaient presque désirables. D'ailleurs Hasch leur caressait la croupe. [...] Hasch, qui pressentait que la science serait enculée, en frémit de délices.
Julie ou la dissolution peut se résumer comme le récit manifeste d’une époque, qui fait écho avec des revendications actuelles, des questionnements toujours vivants, comme le bien-être au travail, ou l’équilibre entre nos vies privées et professionnelles. Néanmoins, le lecteur se perd dans le délire de Hasch et peine à s’attacher aux personnages comme au récit.