Kát'a Kabanová
L'autre Bovary
L’Opéra Royal de Wallonie-Liège sort des sentiers battus en ce début d’automne et propose une production « in house » de l’opéra Kat’a Kabanova de Leoš Janáček, explorant les frontières de la folie et de la pression sociale.
Au bord du fleuve Volga, en plein XIXe siècle, vivent Katya, jeune femme malheureuse en manque de sentimentalisme, son triste et alcoolique époux Tichon, ainsi que sa belle-mère Marfa, surnommée Kabanicha. Celle-ci est particulièrement méchante envers sa belle-fille et très autoritaire envers son fils. Un jour, après la messe, elle ordonne à Tichon de partir au marché de la ville de Kazan, usant et abusant de chantage affectif pour qu’il accepte enfin de s’y rendre. Marfa en profite pour reprocher à Katya de ne pas respecter les lois sociales qui régissent la Russie patriarcale d’alors, et de ne pas aimer Tichon comme une épouse le devrait. Katya, de son côté, confie à sa belle-sœur Varvara son angoisse de commettre un adultère, poussée par les voix qu’elle entend – serait-ce le diable qui lui susurre des atrocités à l’oreille ? Elle supplie donc en vain Tichon de ne pas partir tant sa terreur est grande. Or, une fois son époux parti, toutes les craintes de Katya semblent évaporées… Varvara se mue en tentatrice et propose à Katya de retrouver Boris, l’homme dont la jeune épouse s’est éprise, dans le jardin, au beau milieu de la nuit. Boris et Katya s’avouent leur amour et le consomment. Le lendemain, un terrible orage éclate sur la ville alors que Tichon rentre de Kazan. C’est dans ce climat presque apocalyptique que Katya, aux prises avec une culpabilité immense, avoue tout à son mari et à Marfa avant de s’enfuir vers le fleuve. Elle y retrouve Boris, qui lui explique devoir quitter la ville pour faire du commerce en Sibérie. Revenir chez Tichon est impossible pour Katya et la fuite avec son amant n’est pas une meilleure option. Elle se jette alors dans la Volga dans un ultime sursaut de folie. Son corps sans vie est repêché et déposé au milieu de la place publique et le rideau se ferme après que Marfa ait remercié les spectateurs de leur présence.
La dichotomie entre passion et morale fait écho au livre Madame Bovary de Gustave Flaubert (1857). À l’époque, les relations culturelles entre la France et la Russie étaient fortes et on retrouve parfois des motifs d’une culture dans la production artistique de l’autre ; l’influence de la littérature dans l’art lyrique n’est donc pas étonnante. Dans ce roman réaliste, Emma Bovary, épouse d’un médecin dépourvu d’ambition, lie des relations adultères avec des voisins et jette son argent par les fenêtres pour lutter contre son ennui et la médiocrité de sa vie conjugale en province. Madame Bovary et Kat’a Kabanova sont loin des archétypes romantiques des opéras du XIXe siècle, dans l’intrigue desquels l’amour tient un rôle majeur. En effet, Emma comme Katya semblent partager des idéaux sentimentaux qui se heurtent à la réalité de la vie en province (notons que Boris, l’amant de Katya, est originaire de la grande ville de Moscou, ce qui l’aide à incarner l’image du Prince Charmant), menant au suicide par dépit. De plus, les personnages masculins principaux de ces deux histoires sont particulièrement fades, impuissants et mal considérés par leurs semblables. Ici, Tichon est alcoolique et totalement soumis à sa mère, et Boris est naïf, indécis et sous la coupe de son oncle. Aucun protagoniste, ni masculin ni féminin, ne peut sauver Katya, ni la protéger, dans cette famille où les hommes sont incapables et les femmes fourbes.
Outre l’influence française de l’intrigue, cet opéra de Leoš Janáček (1854-1928) est basée sur la pièce de théâtre L’orage d’Alexandre Ostrovski (1859), dans laquelle Katya ne peut choisir entre ses passions et la morale ; la Katya de Janáček est plus complexe car en proie à un trouble mental qui s’apparente à une psychose maniaco-dépressive. En effet, la jeune femme a des hallucinations auditives, ressent une culpabilité extrême et souffre de dépression. Dans ce simulacre de triangle amoureux, elle ne cherche pas la passion pour se soigner ni pour braver des interdits, mais plutôt pour donner raison au « diable » qui lui parle et ainsi s’autodétruire. À la fin du 3e acte, son délire est de plus en plus fort : en pleine panique, Katya entend à nouveau des voix, est fébrile et a des pertes de la mémoire immédiate, le tout dans un discours particulièrement confus. L’interprétation et le jeu d’Anush Hovhannisyan, tout au long de l'œuvre, sont si justes qu’ils provoquent un véritable malaise chez le spectateur, en montrant toutes les couleurs de la détresse de Katya. Sa maladie mentale ne sera jamais nommée dans le livret, préférée à un genre d’intervention divine. On ne peut que faire des suppositions quant à la raison de cette « omission » : serait-ce dû au contexte socio-culturel moralisateur dans lequel l’œuvre a été créée, au rapport à la religion du compositeur ou encore aux croyances sexistes autour de l’hystérie qui poussaient la société à penser que les problèmes mentaux des femmes étaient dûs à leur biologie ? À ce propos, le chercheur autrichien Sigmund Freud (1856-1939) pensait que les pulsions sexuelles réprimées des femmes leur causaient des troubles psychiatriques. Ces deux idées se retrouvent dans le livret et sont exacerbées dans la mise en scène.
Celle-ci a été créée par Aurore Fattier, actrice et metteuse en scène française, pour l’Opéra Royal de Wallonie. Fattier a pensé cette production à travers une lecture éco-féministe, décrivant l’œuvre de Janáček comme « le récit d’une femme lumineuse, d’une immense force de vie ». Je ne suis personnellement pas d’accord avec cette idée. En effet, Fattier mentionne que Katya ressent « la beauté de la vie » ; agir parce qu’on est poussée par « le diable » (ou la maladie mentale) ne me semble pas être un motif d’espoir pour aller mieux. L’aspect féministe de sa mise en scène s’expliquerait par la volonté de la protagoniste de reprendre le contrôle sur son corps : « la société [russe] dépeinte ici enterre les femmes vivantes, étouffe leur corps, leur désir ; toute sensualité y semble coupable et punie ». À nouveau, il me semble que ce n’est pas cela qui pousse Katya à tromper son mari avec le premier venu puisqu’une fois sa pulsion assouvie, elle éprouve une grande culpabilité et non une fierté à l’idée d’avoir transgressé les lois sociales en vigueur. Katya n’est pas pétrie de « mauvaises » intentions, elle qui est tellement terrorisée par ses pulsions au point de supplier Tichon de ne pas partir à Kazan et de la protéger. Or, comme nous l’avons vu, personne ne peut la protéger. Enfin, dépeindre Katya comme une hystérique dans le livret donne une dimension intrinsèquement sexiste à l'œuvre. Fattier cite Janáček parlant de cet opéra comme l’une de ses pièces les plus tendres ; je n’ai personnellement pas ressenti beaucoup de tendresse à l’égard de la protagoniste, puisqu’on la découvre et l’observe au beau milieu d’un accès de folie. On se sent plutôt un peu impuissant dans notre rôle de spectateur du XXIe siècle, loin des croyances évoquées plus haut autour de l’hystérie et, plus globalement, de la santé mentale.
La mise en scène, plutôt moderne, reflète un certain voyeurisme, comme l’œil de la société russe surveillant que la morale soit respectée : les figurants ou seconds rôles en costumes traditionnels utilisent des smartphones et se filment en gros plan à plusieurs reprises tout au long de cette production. L’image est retransmise en faux direct sur le fond de la scène, agissant comme décor vivant de l’œuvre et permettant de voir en détail les costumes ou les expressions faciales des protagonistes. L’intimité n’existe donc pas. Par ailleurs, les costumes permettent de révéler la personnalité des protagonistes : la castratrice Marfa apparaît pour une scène vêtue de cuir avant de mettre une laisse à son amant et de le faire marcher à quatre pattes, tout droit sortie de l’univers BDSM. Pour elle aussi, les pulsions se cachent derrière un besoin de contrôle absolu de son environnement. Cette violence se retrouve dans le décor, qui colle à la lecture écologique de l’œuvre par la metteuse en scène, puisqu’il est principalement constitué d’un seul arbre au bord du fleuve, inspiré du tableau Au bord de la Volga de Kustodiev (1878-1927). Ce manque de verdure et l’ombre du fleuve dont on ne sait s’il est porteur d’espoir contribuent au climat rude de la scénographie.
Si la scénographie crée des liens entre l’intrigue, les costumes et les décors, les différents éléments musicaux sont harmonieux et, bien que parfois fort divergents et brutaux, se complètent à merveille. La musique de Janáček est particulière parce que son parcours a connu un véritable tournant après le décès inopiné de sa fille Olga en 1903, quand ses compositions sont entrées dans le mouvement de la musique moderne. Le compositeur tchèque a ainsi rencontré un succès tardif, bien qu’il ait étudié très jeune la musique, commençant par le chant dans un chœur catholique, avant de passer à l’orgue et à la composition. Tout au long de sa carrière, dans un élan panslavique, il recueille des musiques folkloriques de Moravie (actuelle République Tchèque) et puise son inspiration dans la littérature russe. Janáček suit sa propre voie dans le répertoire slave du début du XXe siècle. Née une dizaine d’années après la révolution moderniste du Sacre du printemps d’Igor Stravinsky (1913), la musique de Kat’a Kabanova reste tonale1, mais le chant n’a pas toujours grand-chose à voir avec l’accompagnement. En effet, pour rendre plus précise l’expression musicale des émotions, Janáček étudie les intonations de la parole pour les mesures chantées.
L’orchestre incarne ici un autre personnage : la musique reflète l’aspect tragique de l’œuvre dès l’ouverture, par des premières mesures sombres et mélancoliques, puis poignantes et déchirantes, avant de se tourner vers des sonorités plus folkloriques faites de cuivres et de petites percussions ; ce qui pourrait sembler léger sera plus tard associé à Marfa et donc porteur ni d’espoir, ni de liberté. Le poids des percussions se fait ressentir tout au long de la partition, jusqu’à la mort de Katya dans un tonnerre de tambours. Voilà donc une musique profonde, tourmentée, introspective, expressionniste et brutale. J’ai trouvé la partition des percussions magnifique et l’introduction de thèmes folkloriques renforce la personnalité de l’œuvre et du style du compositeur. À nouveau, la grande qualité de l’orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie joue un rôle essentiel dans cette production, jouée pour la dernière fois dans cette salle en 2000. Enfin, l’idée d’un casting lyrique composé d’artistes issus des pays de l’Est renforce la dynamique traditionnelle et la transmission culturelle voulue par Janáček.
Kat’a Kabanova, comme tant d’autres, n’est pas un opéra facile car son thème est complexe et traité de manière réaliste et relativement abrupte. La production de Fattier, remplie de bonnes intentions et de recherches culturelles, parvient toutefois à le mettre en valeur en le rendant abordable et lisible. L’Opéra Royal de Wallonie propose ici un répertoire plus éloigné des classiques lyriques, invitant les oreilles curieuses à le découvrir dans les meilleures conditions.