critique &
création culturelle

Kevin

Quand la salle de spectacle devient une salle de classe

La compagnie Chantal & Bernadette reprend son spectacle Kevin au Centre Culturel d’Uccle, en coprésentation avec le Théâtre les Tanneurs. Spectacle engagé, didactique, interactif et révolté, il décortique l’école et son mythe : l’égalité des chances.

Arnaud Hoedt et Jérôme Piron sont d’anciens collègues profs, respectivement de français et de philosophie. Leur projet scénique s’est ouvert il y a quelques années avec La Convivialité, spectacle qui interrogeait l’orthographe et le rapport qu’on entretient avec elle.

Intrinsèquement liée, l’école est à son tour interrogée dans Kevin. Les comédiens partent du concept central d’égalité des chances, selon lequel chaque enfant, peu importe son origine sociale, doit pouvoir jouir d’une formation égalitaire avant de devenir adulte.

« L’égalité des chances, en Belgique, ça n’a pas du tout marché. »

L’égalité des chances a été largement discutée depuis son instauration, en particulier dans les années 1980. D’abord par Bourdieu qui confère à l’école le rôle (non accompli) d’ascenseur social, qui veut qu’un accès égalitaire à l’éducation permette à toute une génération d’ouvriers d’atteindre la classe moyenne. Puis par Annie Ernaux qui y parvient et devient elle-même professeure. Avec son court roman La Place, elle ouvre un genre littéraire prolifique qui connaît encore aujourd’hui des œuvres telles que celles d’Edouard Louis : les récits de transfuge, et plus particulièrement de surclassement.

Le transfuge de classe a récemment été récupéré par les sociolinguistes, qui étudient les rapports entre transfuge et langue, en révélant les stigmates relatifs aux argots ou à une « mauvaise » orthographe, comme le font Arnaud Hoedt et Jérôme Piron dans La Convivialité. Laélia Véron aussi s’est emparé du transfuge de classe en démontrant que, dans le corpus qu’elle a étudié, le concept ne renvoie (quasiment) jamais à un déclassement.

Ce nouveau regard linguistique revisite les thématiques de la sociologie du point de vue de la langue. Par exemple, à l’origine du titre du spectacle : le prénom « Kévin ». Les comédiens démontrent, à l’aide d’un graphique, que les meilleures mentions obtenues au baccalauréat le sont chaque année par des élèves aux mêmes prénoms : Joséphine, Diane, Adèle. À l’inverse, les moins bien classés s’appellent systématiquement : Dylan, Jordan, Kévin.1

Leur documentation, chiffres, études et démonstrations renforcent l’argumentaire de Kévin. On attirera bien sûr l’attention sur la forme du spectacle. Pour mieux suggérer leurs questionnements, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron suivent la maxime : une image vaut mieux que mille mots. L’écran géant au fond du plateau est un élément central du spectacle, car ils y affichent des visuels pour éclaircir les informations et jouer sur leurs interactions pour provoquer le rire dans la salle. Quelquefois, des jeux collectifs sont proposés au public, ce qui permet d’illustrer et donc de comprendre les concepts expliqués juste avant par les comédiens.

© Jérôme Van Belle

L’effet est amplifié du fait de la mise en scène parcimonieuse. Il y a très peu de décors, la lumière et le son restent sobres, et les codes classiques de la pièce de théâtre ne semblent pas être respectés : personnages, costumes, intrigue, etc. L’interactivité du spectacle, enfin, le rapproche davantage du One-man-show ou de la conférence jouée.

On retient donc du spectacle que les déplacements d’individus entre classes sont paradoxalement freinés par l’égalité des chances. Mais alors que faire ? Arnaud Hoedt et Jérôme Piron n’ont évidemment pas la solution miracle, si seulement elle existe. Toutefois ils ne viennent pas les mains vides et suggèrent quelques propositions.

Si la Belgique est parmi les pires élèves de l’OCDE, tous les pays n’ont pas un système scolaire aussi catastrophique… On cite souvent les pays nordiques. Pourquoi ne pas s’en inspirer ? Ils interrogent aussi : « À quel moment quelqu’un s’est dit que mettre tous les élèves en difficulté dans la même classe, c’était une bonne idée ? »

Et ce ton-là est d’autant plus pertinent qu’il ne mène pas à l’imagination d’une utopie irréalisable, mais à des réflexions sérieuses (bien que teintées d’humour) qui nous font comprendre la complexité des enjeux en question. Et effectivement, malgré tous ses défauts, l’école n’a jamais été meilleure en regard de son histoire, du moins en Europe.

Le message n’est donc pas que tout est mauvais et à jeter, mais plutôt que nous avons encore à améliorer. Et bien que l’école soit un sujet fortement politique, et que toute réforme serait forcément idéologique, nous avons tout à gagner en mettant la lumière sur les observations scientifiques, comme le fait Kevin.

Même rédacteur·ice :

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Équipe de création et mise en scène : Arnaud Hoedt, Jérôme Piron, Antoine Defoort, Clément Thirion
Jeu : Arnaud Hoedt, Jérôme Piron et Kévin Matagne
Création vidéo, décor et accessoires : Kévin Matagne
Création lumière, régie générale et direction technique : Charlotte Plissart

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