L'Amour de loin de Eugène Savitzkaya
Ballade intime, balade chantée
Publié aux éditions La Pierre d’Alun en février 2023, le dernier recueil de poésie du Belge Eugène Savitzkaya, L’Amour de loin, possède une forme étonnante. Un long poème vous est offert dans un cahier format A6. Recueil de poèmes ou cahier de pensées ? Lecture intime, lecture trompeuse… Laissez-vous guider sur les sentiers des mots d’un poète qui prend des airs de troubadour.
Soyons honnêtes : la poésie, je n’aime pas ça. Elle me tombe des mains et me fait des nœuds au cerveau. Et puis cet ouvrage m’est tombé dessus. Un petit carnet vert spiralé, de ceux que l’on peut acheter dans n’importe quelle papeterie. Ce cahier vert est déjà habité par la plume d’un autre. On y retrouve des dessins, des griffonnages et, surtout, des mots. Plein de mots. Un long poème d’Eugène Savitzkaya qui court dans un format A6. L’Amour de loin a été édité dans un carnet de tous les jours, vous donnant l’impression d’être tombé·e par hasard sur son cahier de pensées. Sur la couverture, le lettrage est rose brillant. En dessous du titre se trouve un dessin de clitoris. Je cligne des yeux. Non, c’est un dessin de fleur d’orchidée. Je trouve ça effronté. J’ai l’impression qu’on essaie de me tromper. Ce dessin me rappelle la fleur d'ophrys abeille, une espèce d'orchidées. Elle travestit un de ses pétales en abdomen d’abeille femelle, trompant tous les mâles à la ronde.
Elle me fit signe de son chapeau :
Suivez-moi-jeune-homme
Et n’avalez pas le ruban
Il s’agit d’un « elle ». Elle porte un chapeau, un couteau ou un sabre, elle vit au bord d’un lac ou d’une montagne, elle vogue sur la mer ou dans les airs. « Elle » est polysémique. « Elle » est multiple. Mais toujours, toujours, « elle » a des yeux de chat. Le troubadour l’observe, il lui chante son amour au fil des pages. Il nous emmène avec lui, au rythme de la mélodie créée par les répétitions de ses vers. Mon cerveau me joue des tours. Il travestit les mots et mélange les lettres. Il veut me faire lire « auréole » au lieu de « aréole », et me fait prendre du « blanc bleuté » pour un « banc bleuté ». Vous aussi ? Alors, faites comme moi : lisez tout haut les paroles de cette ritournelle. C’est bien votre ouïe qui relèvera les nombreux sens en tous genres. Ce long poème prend différents sens, il y en a autant qu’il existe de paires d’yeux pour les lire et de voix pour les prononcer. Eugène Savitzkaya s’amuse des mots et conte une romance, tout en empruntant un lexique propre à la nature et aux sensations.
Fleurissent sœurs et frères
Dans roche est primevère
Forêt résonne des sitelles
M’y retient la ronce par le col
Infuse le souci dans un bol
Me revient visage d’elle
J’y revois sœurs et frères
Dans la forêt des sitelles
M’y retient la ronce par le col
Vent tiède me donne soif
Et ronce au bois me décoiffe
Né à Liège en 1955, Eugène Savitzkaya est poète et romancier, même si certains de ses écrits s’affranchissent parfois du support papier. C’est le cas d’une de ses phrases, de 200 mètres de long, inscrite en 2001 sur le sol de l’esplanade Saint-Léonard à Liège. Récompensé, entre-autre, du prix Victor Rossel en 2015 pour son roman Fraudeur, la poésie semble infuser la plupart de ses écrits. On y retrouve effectivement un langage poétique et un goût pour les sensations. Avec 18 romans et autant de recueils de poésie publiés, Eugène Savitzkaya a su aiguiser sa plume. L’Amour de loin, avec son format inédit sous forme de cahier, propose ainsi une plongée presque intime dans son écriture. De quoi prendre à rebours ses autres œuvres si la curiosité nous emporte après cette lecture-promenade.
Alors, soyons honnêtes : la poésie, je n’aime pas ça. Mais j’ai aimé celle-là. Assez rythmée pour me donner envie de parcourir le sentier du poète, assez mystérieuse que pour aiguiser ma curiosité. C’est un petit cahier qu’on peut emporter avec soi, afin d’en lire quelques phrases, dehors.