Le Plus Court Chemin d’Antoine Wauters
Dans les pas d’un « marcheur solitaire »
Prix Victor Rossel 2023, Le Plus Court Chemin raconte l’enfance d’Antoine Wauters, le « continent à la dérive » comme il se plaît à la nommer. Au-delà de son « puzzle » poétique et autobiographique amplement réussi, l’auteur liégeois témoigne d’une sensibilité touchante pour tenter de dire l’indicible.
Rappelez-vous, quand vous étiez enfant, et que vous « jouiez ». Les jeux de la marelle, de cache-cache, de touche-touche, de cache-cache-touche-touche. Ces mots « magique[s] » qui « nous confisquaient », car on s’y fondait et confondait. L’odeur si singulière de la bouse de vache, pas très sexy, mais familière, à la manière de la madeleine de Proust. Les vacances à la mer, la découverte de Bruxelles, de Liège ou les week-ends passés au bercail chez les parents. Les après-midis et soirées passées avec leurs amis, qui riaient fort, et les sentiers ruraux foulés à de nombreuses reprises pour rejoindre les grands-parents.
Il m’arrive de penser qu’il n’y a pas de sens à vivre si tout s’oublie si vite.
On est dans une autre époque, plongé dans la nostalgie d’Antoine Wauters, qui se révèle à de nombreux endroits être la nôtre également. Cette nostalgie est « un éternel présent » des moments heureux, dont on se rappelle avec une tristesse paradoxale, mais aussi avec autant de joie. Certains passages, malgré leur douceur, peuvent même en devenir difficiles parce qu’ils résonnent en nous et peuvent changer des oublis en mélancolie. Lointaine de trente ans pour l’auteur, l’enfance ne l’est pas tant pour moi, et j’ai craint de ne pas pouvoir être touché par le roman. Étonnamment, je l’ai été.
Je ne peux pas le dire mieux : mon enfance me remplit et de peine et de joie.
La forme du récit annihile toute existence d’un récit. Il s’agit plutôt de fragments qui dépassent rarement une page et demie. Il n’y a donc ni véritable action, ni véritable intrigue, même si l’atmosphère et le décor perdurent. Antoine Wauters nous emmène dans la campagne liégeoise, entre Sprimont, Hamoir et Ferrières, au long des années 1980. Pour parler de ce livre, il faut donc soit revenir sur chacun des fragments, et étayer leurs évocations, soit chercher les dénominateurs communs. Bien que la tâche ne soit pas aisée, on peut dégager deux moteurs principaux qui transcendent ce melting pot : son histoire qu’il écrit, et son écriture qu’il raconte.
[…] une question m’obsédait. Toujours la même : qu’est-ce qui fait que je tiens à moi ? Qu’est-ce qui fait que je ne peux pas me supprimer alors que, sans arrêt, je commente mes pensées, que je me regarde vivre et que je ressens, à chaque instant, toute la distance qui me sépare de moi ?
D’une part, cette histoire qu’il écrit. Derrière des souvenirs rangés de manière apparemment aléatoire, on découvre un auteur/personnage d’une sensibilité bouleversante. Après Mahmoud ou la montée des eaux et Le Musée des contradictions, deux précédents livres politiques, ou du moins engagés, il explore les éclats de l’autobiographie, voire de l’introspection. On entre dans « l’intimidité » d’un enfant en décalage avec le monde, mais qui tente de se rassembler pour l’affronter. Et puis celle d’un adulte pas moins en décalage avec le monde, mais qui est toujours capable de prendre autant de recul sur lui-même.
J’écris ce livre sans réfléchir, comme quelqu’un qui ferait un puzzle sans savoir combien de pièces il compte, ni ce qu’il doit former. Je n’ai pas de modèle. Pas d’image pré-imprimée où poser mes pièces. Je me promène dans le passé comme un marcheur solitaire.
D’autre part, cette écriture qu’il raconte. Sa poéticité n’est plus à discuter. Cependant, encore plus que dans ses autres romans, il parvient à déployer son lyrisme sans le tourner au ridicule, ce qui est pourtant un sérieux risque pour ce genre de récits de soi. Le Plus Court Chemin, c’est une toile tendue et fluidement secouée de vaguelettes, qui absorbe le poids de la mémoire qui lui tombe dessus, et qui en profite pour en faire d’autres vaguelettes. C’est « l’écriture comme le plus court chemin ». C’est l’écriture comme un moyen, comme une fin, c’est ce qui a tué l’enfant qu’il était, mais c’est ce qui l’a sauvé en même temps.
Je reste dans ma chambre, incapable de nommer ce qui m’arrive. Et c’est justement ça que je tente de mettre en mots, en noircissant mes premiers carnets. Je cherche ce que je ne peux nommer mais que je dois nommer.
Le Plus Court Chemin, c’est un lieu de tensions entre un père flamand et une mère wallonne, entre les ambitions de s’intégrer à soi et la nostalgie d’y être en quelque sorte arrivé, entre l’écriture qui procure de terribles lieux communs et celle qui, salvatrice, permet d’effleurer l’indicible. Et Antoine Wauters aura beau recenser un nombre incalculable de souvenirs intimes, que ses lecteurs partagent étonnamment avec lui, il n’aura jamais épuisé le potentiel de ces souvenirs, et restera pour toujours sur sa faim, ne sachant pas mettre de mot sur le sentiment qui les réunit. À la recherche du perdu, comme saint Antoine ou comme Proust, en l’occurrence, la recherche de soi, et à la découverte d’un autre.