Naissance d’un Gaulois
Après Kiki de Montparnasse, Olympe de Gouges, Benoite Groult, Joséphine Baker, pour ne citer qu’elles, voilà que Catel s’attaque à Anne Goscinny, enfin, à son père, René Goscinny, enfin aux deux. Enfin… Rencontre.
Ce roman graphique des Goscinny, Catel l’a entrepris en rompant avec sa tradition de portraits de femmes qui ont compté pour l’histoire mais non pour les historiens, « ce que j’appelle des clandestines de l’histoire, c’est-à-dire sur des femmes qui ont marqué l’histoire mais que l’histoire n’a pas retenues, comme par exemple Kiki de Montparnasse, que tout le monde associe au Violon d’Ingres, la photo la plus vendue au monde [NDLR : signée Man Ray]. Donc, dans l’inconscient collectif beaucoup de gens la voient mais personne ne sait qui est sur cette photo. Pourtant, à l’époque, on venait du monde entier voir la Tour Eiffel et Kiki de Montparnasse. C’est intéressant cette histoire cachée. Olympe de Gouges, elle, a quand même rédigé la déclaration des droits de la femme : l’homme et la femme naissent et demeurent égaux en droits. Tout le monde connaît la phrase mais personne ne sait que c’est d’elle. Ensuite, Joséphine Baker, c’est la première femme noire connue internationalement dans les années 1920, avec cette image un peu rétrograde quand même de la femme nue avec des bananes. »
« C’est pour cela qu’à la base je ne voulais pas le faire », reconnaît l’autrice, en évoquant sa rencontre avec Anne Goscinny lors d’un dîner, et la demande de cette dernière de dresser le portrait graphique de son père, ce que Catel refuse dans un premier temps, au nom de la cohérence de son parcours artistique, par loyauté envers ses « clandestines de l’histoire », sans doute aussi, statut auquel René Goscinny ne peut vraiment répondre. Quoique. Mis à part le genre impératif, Goscinny partage la caractéristique d’avoir été effacé derrière son œuvre. Le public ignore souvent que le co-père d’Astérix, Lucky Luke ou encore Le Petit Nicolas est le génial scénariste qui cofonda également le magazine Pilote.
« C’était mal enquillé alors qu’on avait eu un vrai coup de foudre d’amitié. Je l’avais même dessinée ce soir-là, parce que je l’avais trouvée très charismatique, très drôle. Après la soirée, j’ai voulu la revoir pour lui faire signer un de ses livres parce que j’étais fan de son écriture en tant que romancière. C’est noir, c’est très bien écrit ; comme elle a écrit la préface d’ailleurs [NDLR : du Roman des Goscinny ]. C’est toujours stylé, extrêmement choisi. Elle a vraiment hérité de la plume de son père et donc là, elle a commencé à me raconter sa vie à ce moment-là. Et je me suis dit que sa vie était aussi, voire plus, romanesque que celle de son père. Et c’est là qu’a germé l’idée de faire le roman, non pas d’un, mais de deux Goscinny. Je suis rentrée. Je le lui ai proposé par e-mail. Elle ne m’a pas répondu pendant un mois. Et puis, je reçois une réponse : « Depuis que j’ai lu votre e-mail, j’ai vu mon psy tous les jours. Voyons-nous demain. » Et là, c’est parti. On s’est tutoyées. On s’est aimées. », raconte tendrement Catel.
Le Roman des Goscinn y est avant tout un récit d’amitiés, celles, indéfectibles, qu’entretenait Goscinny avec ses co-auteurs, Morris, Sempé et bien sûr Uderzo ; celle, plus neuve, entre Catel et Anne Goscinny, qui a accompagné toute l’élaboration de l’œuvre, soit quatre ans, et donner lieu, par ailleurs, à une collaboration artistique entre la romancière et l’illustratrice : Le Monde de Lucrèce , dont le premier album, sorti en mars 2018, a fait un tel carton que d’autres ont suivi, sans que la demande ne se calme. Anne Goscinny est donc le fil rouge, la mémoire vivante et vivace de son père, qui permet de nuancer, ou d’expliquer les propos de René Goscinny que Catel a traqués dans une documentation gigantesque, dont elle a ausculté le moindre élément, malgré l’ampleur inattendue des archives conservées par l’Institut René Goscinny, fondé par Anne Goscinny et son époux.
Extrêmement documenté, l’ouvrage donne à voir une série d’informations inconnues ou méconnues sur Goscinny, de son enfance en Argentine, à son établissement à Paris, en passant par le chômage technique à New York, abordant, par la voix d’Anne alors, des sujets que René Goscinny taisait comme sa judéité et l’histoire de sa famille touchée par la Shoah, ou, par la voix directement du scénariste, des approches plus analytiques de la bande dessinée, du dessin, de l’humour. L’auteur étant volontiers plus prolixe sur ces derniers points.
Sacrée destinée, donc, qui porte ce féru de bandes dessinées, recopieur intense de ses modèles (Walt Disney, ou encore Les Pieds Nickelés), du dessin obstiné à la scénarisation saluée par tous. Qui porte ce touche-à-tout exploité à la revendication du respect des droits intellectuels des auteurs de bandes dessinées, dont les éditeurs faisaient peu de cas à l’époque. Comme dans ses précédents romans graphiques (scénarisés ou non par José-Louis Bocquet), Catel prend la peine d’opérer une plongée documentée dans une époque, celle où on lançait un magazine avec trois bouts de ficelles, où les dessinateurs pouvaient s’abîmer en petits boulots à peine rémunérateurs pour des quotidiens ou des sociétés. Un pan du métier qui a largement évolué. De même que la reconnaissance des droits des auteurs, souligne Catel, qui n’allait pas de soi à l’époque de René Goscinny, où le nom du scénariste n’était même pas attendu en couverture. Ce côté engagé, mais aussi obstiné, ne pouvait que plaire à l’autrice qui aime à peindre des femmes qui se sont battues pour arriver quelque part ; « c’est un homme qui s’est battu, qui a été extrêmement persévérant, qui a connu des grosses difficultés dans sa vie et c’est cette trajectoire-là, très romanesque, qui est intéressante. […] ce sont ces destins qui m’intéressent, qui sont tellement incroyables et romanesques que si on voulait les inventer on ne le croirait pas. C’est vrai que la réalité dépasse très souvent la fiction et c’est cette réalité-là me parle. Ce sont des modèles aussi pour nous de voir des gens évoluer comme ça et se redresser, continuer… »
« Goscinny a été beaucoup représenté dans le monde de la bande dessinée, donc il fallait que je trouve ma manière de le représenter, qui plaise à Anne. Mais Anne aimait mon dessin donc c’était quand même bien parti parce qu’il y avait une confiance. Et Goscinny a un truc particulier, c’est qu’il est reconnaissable très facilement grâce à ses deux fossettes quand il rit… Même en le dessinant gamin, on le reconnaît grâce à ses deux fossettes. Après, pour que cela lui ressemble, il faut trouver les bonnes proportions et en faire un petit personnage comme Tintin. La chance qu’on a c’est qu’en plus de ses fossettes il a un nez pointu, des yeux coquins, enfin des choses qui le caractérisent beaucoup et donc ça n’a pas été tellement difficile pour moi de trouver rapidement comment j’allais représenter ce personnage, de sa naissance jusqu’à ses 50 ans. Anne l’a reconnu tout de suite, sans problème. Pour elle, c’était plus compliqué parce que je l’avais en face de moi, du coup tout se mélange, je vois les détails, je vois l’ensemble. À un moment, j’ai fait beaucoup de croquis d’elle, puis j’ai repris des photos. J’ai tout arrêté. Puis, j’ai dessiné de mémoire. Et c’est là que c’est venu. Tout d’un coup. Qu’est-ce qui est important ? Qu’est-ce que je vois ? Deux yeux noirs, grands, des cheveux souples, bouclés au bout, un port, une façon de se tenir sur un canapé, toujours assise en étudiante. C’est ça qui ressort. Elle s’est reconnue. Et ses copains l’ont reconnue. C’est ça qui est important. Qu’on ne la mélange pas avec moi. C’est la base. Parce que dans un récit, ce qui est important ce n’est pas tellement la vérité. Bien sûr, toutes les paroles sont vraies, tout ce qu’on raconte est vrai, tout a été vérifié. Mais ce qui est plus important, c’est la justesse, c’est qu’on y croie. Au-delà de la vérité il y a la justesse. C’est cela que je recherche. Que ça sonne juste, qu’on y croie. »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’on y croie au gré des 344 pages qui ne constituent que le premier tome (qui s’étend de la naissance de René Goscinny à la naissance d’Astérix). Catel parvient à raconter Goscinny avec tendresse et rigueur, au terme d’un travail qu’on imagine à la fois colossal et amusant, entre les archives consistantes du scénariste et l’intimité de sa romancière de fille, un cocktail heureux, qui rend ces deux personnages véritablement attachants.
Le Centre belge de la Bande dessinée s’offre d’ailleurs une petite exposition sur le roman graphique, visible (gratuitement) dans sa « Gallery » jusqu’au 20 octobre, ce qui permet d’appréhender différemment l’œuvre fleuve et son dessin rapide.