Au Théâtre de la Vie se joue en ce moment une terrifiante pièce funéraire, tragique par la destinée de ses protagonistes, classique par la langue savamment ouvragée d’Henry Becque, onirique par la mise en scène étonnante d’Aurélie Vauthrin-Ledent. Entretien.
La famille Vigneron est fort aise de sa situation bourgeoise. Le père a réussi à devenir indispensable à la fabrique du vieux Monsieur Teissier dont il possède maintenant la moitié. Fort de sa fortune naissante, il a lancé la construction d’une série d’immeubles sur des terrains acquis depuis peu. Et il se prépare à marier sa fille cadette à un noble désargenté dont elle s’est amourachée. Un dîner tout en rondeur patricienne auquel sont conviés tous les personnages se prépare d’ailleurs dans la bonne humeur. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’à ce que le Maître de maison décède brutalement. Sa veuve et ses trois filles (le fils étant parti faire soldat) deviennent les proies des vautours à l’entour : le vil Teissier et l’infâme notaire instrumentant la succession en tête de vol.
C’est à celui qui les plumera le premier. Ou simplement s’en désintéressera ci-fait l’infortune éventée : Madame de Saint-Genis et son fils qu’elle ne veut plus marier à une pauvre bourgeoise, ou encore le professeur de musique qui se détourne de son élève à qui il faisait pourtant un semblant de cour juste avant.
C’est donc à la chute de la maison Vigneron que nous convie Aurélie Vauthrin-Ledent, porteuse de projet, metteuse en scène, comédienne, co-metteuse en lumière. Une chute n’épargnant aucun des survivants de cette famille qui encaisse lamentablement les coups portés par un entourage notable mal intentionné, non seulement préoccupé de sa propre fortune mais également jouisseur impénitent du malheur de la succession qu’il précipite sans état d’âme. Aucune possibilité de deuil n’est laissée à la pauvre veuve et à ses trois filles que ces corbeaux dépossèdent jusqu’à l’âme dans la veine du « théâtre cruel » créé par Henry Becque au XIXème siècle. Le texte fleuve est conservé dans son intégralité et garde toute son actualité. S’il demande une attention plus poussée du spectateur, c’est pour mieux se dérouler en phrasés précis, secs, rigoureux et à la fois langoureux. Avec un travail marqué sur le rythme, et la choralité des personnages, invités au chant et à la danse, Les Corbeaux tend vers un « théâtre épico-humaniste », selon la volonté de la metteuse en scène. Pour ce faire, Aurélie Vauthrin-Ledent allie « l'intime et le social, créant des allers-retours entre un jeu choral, global et offrant une vision extérieure aux sentiments des Vignerons ; et un jeu intimiste et frôlant parfois l'identification. Les émotions des personnages seront apparentes » et à la fois « la distance du comédien au personnage [est] mise en valeur. Pour ce faire, pas d'incarnation, mais des énergies. Je pense faire appel à des comédiens différents avant tout, en âge, culture, apparence et sexe ; et constituer une troupe. Cette troupe racontera une histoire, les hommes pouvant jouer des femmes, et les femmes des hommes. »
Sept comédiens ont été recrutés, en plus de la metteuse en scène, pour interpréter corbeaux et proies, souvent l’un et l’autre, tant les personnages sont multiples : Rachid Benbouchta, Renaud Cagna, Quentin Chaveriat, Leïla Putcuyps, Anne Raphaël, Jef Rossion, Juliette Tracewski. Tous excellent dans la mise en place d’un ballet de corps et d’expressions, dans une singularité qui semble n’appartenir qu’à eux. Entre les bougies et les glaçons qui fondent, dans un décor minimaliste, ils volettent avec grâce et à la fois s’éclaboussent de dureté sur des murs de cynisme et de vanité. Dans un mouvement incessant, les comédiens parviennent à passer d’un personnage à l’autre, par le truchement d’un simple accessoire, volontairement épuré, voire cheap , dans la lignée de Grotowsky. La blancheur unique des costumes aide également à ce transfert de personnages, en même temps qu’elle évoque les criminels en cols blancs. Enfin, les textes sont balancés au gré d’une bande-son très moderne, qui ramène du rythme en même temps que de la réalité, comme un rappel au spectateur que le spectre thématique est toujours actuel (bien que l’histoire contée se passe dans une famille bourgeoise du XIXème siècle).
On avait déjà eu l’occasion (riche) d’interviewer Aurélie Vauthrin-Ledent et Peggy Thomas lors des représentations de L’Echange, de Paul Claudel au Théâtre Le Public. Voilà qu’on remet le couvert avec Aurélie Vautrin-Ledent, seule. Car seule à la barre cette fois-ci de ce projet qu’elle a initié, mis en scène et interprété.
Comment est né ce projet ?
Ce projet est né en 2004, quelques mois après le décès de mon père. L'épreuve d'une succession à l'âge « jeune adulte » m'a immédiatement touchée. Et surtout cette incapacité constante à prendre le temps du deuil et de l'humain, que les notables et le rouleau compresseur de la succession broient inexorablement. En outre, les travers humains, avarice, cupidité, égoïsmes, arnaque, vols, manigances... que le texte met en exergue, sont encore trop tristement actuels. L'écriture et la langue sont, au premier abord, ampoulés, mais très rapidement, on se rend compte de la grande puissance de cette littérature, qui met en valeur des jeux de pouvoir, et des attaques dissimulées derrière des sourires. Enfin, le monde patriarcal qui écrase les êtres écartés de l'accès au savoir et à la culture (les femmes à l'époque et en ce temps) est dépeint avec brio. J'ai mis ce texte - à la longueur pharaonique - dans mes tiroirs et en sommeil durant de longues années. En 2017, il est venu chatouiller mes souvenirs... Comment, je ne sais plus, les projets ont leurs lois propres. J'ai décidé de le relire, et à la relecture, le projet s'est en quelque sorte emparé de moi. J'ai senti que l'âge et la maturité se mettaient enfin à disposition du texte. Très naturellement, le théâtre de La Vie a souhaité miser sur la force des messages véhiculés, renouvelant sa confiance en mon travail de créatrice.
Pourquoi mettre en scène cette pièce maintenant ?
L'ancrage dans l'époque et le lieu ne sont pas un frein à une mise en perspective actuelle. Ce qui fait encore tristement écho aujourd'hui trouve sa place très naturellement dans notre monde imparfait, et ce qui n'est plus, ou qui est désuet, apparait comme le témoin didactique d'une époque révolue. Ainsi, la question de l'oppression des hommes sur les femmes résonne pleinement, l'absence d'espace pour faire son deuil dans la machine administrative implacable d'une succession reste écrasante, les travers humains qui sont dépeints sont toujours des "virus actifs". En outre, les jeux de pouvoirs qui sont subtilement décrits par l'auteur sont absolument délicieux à jouer et à porter sur la scène.
Avais-tu déjà une idée arrêtée de la façon de mettre en scène ou est-ce venu petit à petit ?
Oui et non. Les grandes lignes écrites en amont ont été absolument respectées car justes et en accord avec le texte. J'entends : le décor transparent, meubles et murs, la vaisselle, symbolise la transparence et l'honnêteté des Vignerons ; le luxe et le faste futiles et de « pacotille » sont représentés par la décoration de glace et les bougies, qui ne sont pas sans évoquer les Vanités, annonciatrices de la mort et de la condition humaine ; la volonté de faire raconter l'histoire de 18 personnages par 8 comédiens est également initiale et rappelle que nous sommes ici et maintenant en train de raconter une histoire à laquelle nous ne nous identifions pas. La monstration du personnage par le comédien (un accessoire suffit à faire apparaitre un personnage) a également une dimension épique qui m'est chère dans un projet qui dénonce des enjeux sociétaux. J'ai su très vite que je travaillerais sur un dénuement de déplacements et une épure de tout ce qui n'est pas nécessaire. Enfin, le texte a été travaillé selon une rythmique très musicale, imposant des silences définis, instillant un dynamisme et une fraîcheur. Les changements de personnages par le même comédien étaient également un souhait initial.
Ce qui est arrivé en cours de création est essentiellement lié à la façon dont ces éléments ont pris forme. Étant comédienne dans le projet, j'ai dû prévoir et anticiper au maximum le travail, construit en images, références à la photo et à la naissance du 4ème mur fin XIXème, (personnages jouant de dos). Une fois ces tableaux établis, et réalisés très en amont par rapport à une création classique, donc, dans un carcan très structuré (telle une maquette d'un train électrique par exemple) il n'y avait plus qu'à laisser la mayonnaise prendre et le jeu éclore, dans cette partition stricte dans laquelle j'ai pu m'insérer très aisément, et jouer avec mes partenaires de scène.
Savais-tu déjà que tu voudrais jouer Marie ?
J'ai établi très tôt la distribution qui était nécessaire au recrutement. Je devais grouper les personnages par deux ou trois pour recruter mes comédiens. J'ai toujours voulu interpréter Marie, assez proche de mon emploi habituel au théâtre. La gageure pour moi était cette Mme de St-Genis, si cruelle, et qui se retranche derrière le masque de la douceur. Ce n'est pas mon emploi donc beaucoup de metteurs en scène ne me projettent pas dans cette catégorie de rôles. Je me le suis offert, non sans angoisse et difficulté, mais c'est un rôle cathartique et extrêmement agréable pour une comédienne.
Comment as-tu choisi les autres comédiens ?
Je recherchais des personnes qui soient tout à la fois bienveillantes, professionnelles, et efficaces. J'ai donc pris mon temps, et j'ai choisi chaque personne avec soin et patience. Il fallait que chacun puisse endosser une partition allant de 2 à 4 personnages. Et il fallait bien évidemment qu'ils soient d'accord, hein...
Pourquoi les glaçons ?
Ils sont polysémiques : représentent la déco du mariage de Blanche, le faste inutile et le luxe superficiel des moeurs bourgeoises, des étoiles dans le ciel comme des espoirs qui fondent. La fonte de la glace annonce la déstructuration de cette famille touchée par le malheur, les gouttes qui tombent sont la déliquescence de l'harmonie qui régnait, mais également le toit qui perce, et qui fuit sur les têtes des personnages, le ciel leur tombe sur la tête... Enfin, quand les glaçons s'effondrent au sol, la chute de la Famille Vigneron est ainsi précipitée et soulignée par le bruit des chocs. Ils symbolisent également les Vanités, (mort et condition Humaine) de même que les bougies, qui, par cet autre élément qu’est le feu, raconte la même chose, créant de plus une grâce lumineuse, mais qui est vouée à fondre et à disparaître.