Après ses grands succès La Cité perdue de Z et La Note américaine , David Grann emmène ses lecteurs sur les mers australes et révèle l’échec d’une mission de la Royal Navy au XVIIIe siècle, celle des Naufragés du Wager . Là où elle rencontre des embûches, c’est aussi le cas pour l’intrigue que l’auteur construit.
Vous connaissez peut-être l’île Wager surmontée par le mont Anson et côtoyée par l’île Byron, au sud du Chili, en Patagonie. Il s’agit des noms de marins anglais qui s’y sont échoués en 1740, en voulant emprunter le passage de Drake entre le Cap Horn, extrémité sud de la Terre de Feu, et la péninsule Antarctique. Cette expédition s’inscrit dans le contexte hispano-anglais de la Guerre de l’oreille de Jenkins . Une escadre de sept navires de la Royal Navy est envoyée dans le Pacifique via le détroit à l’époque encore exempt de toute civilisation. Or, la jonction de deux océans sur 800 kilomètres seulement donne à la région une réputation dangereuse, secouée par des tempêtes inouïes.
Le soleil fut le seul témoin impartial. Il observait depuis des jours cet étrange objet qui se soulevait et retombait sur l’océan, ballotté sans merci par le vent et les vagues. À une ou deux reprises, le vaisseau faillit se fracasser sur un récif, ce qui aurait mis un terme à notre récit.
David Grann, auteur new-yorkais à succès, se plaît à rassembler les archives du monde entier pour retracer le fil de cette histoire digne de l’ Île Mystérieuse de Jules Verne, du Moby Dick de Herman Melville et bien sûr du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, qu’il évoque à plusieurs reprises. Le récit se déroule sur cinq parties, allant de l’embarquement au procès de mutins, en passant par la navigation, les tempêtes, et le naufrage à proprement parler. Ce dernier est raconté assez tard et sur un maigre nombre de pages, délitant malheureusement les attentes que le titre a suscitées.
Néanmoins, ces journaux, reflets d’un périple, possédaient un élan narratif intrinsèque, avec un début, un milieu, une fin et moult rebondissements. Et certains de leurs auteurs y inséraient des annotations personnelles.
Encadré par la riche époque des Lumières, le récit s’inscrit également dans une tension philosophique. L’état de nature en est la notion centrale : pour démontrer la nécessité d’un contrat social chez Hobbes ou pour du moins l’expliquer chez Rousseau, ces penseurs de l’époque imaginent comment vivraient les hommes sans construction sociétale. Les naufragés du Wager s’organisent pour conserver leurs rapports hiérarchiques, et éviter ainsi de sombrer dans la « guerre de chacun contre chacun ». La visite de populations indigènes, quant à elle, renforce l’image du Bon Sauvage, innocent et naïf, et traduit pour les marins le mélange entre aspiration à la nature et peur de son effet sur la cohésion humaine.
En tant que naufragés, croyait-il, « les règles de la Navy ne suffisent plus à nous régir ». Dans cet état de nature, il n’existait plus de code écrit, aucun texte préexistant susceptible de les guider. Pour survivre, il leur fallait instaurer leurs propres règles.
Les lecteurs réguliers de Grann seront peut-être plus déçus par l’aspect formel des Naufragés du Wager . Bien qu’il réitère son excellent travail de documentation, apparentant le roman à la liaison soignée de citations et de nombreuses illustrations, on ne peut que regretter le manque d’intrigue et de libertés littéraires et stylistiques davantage présentes dans ses romans précédents. Dès l’incipit, nous est divulgué le nœud de ce genre de récit : les retrouvailles avec le continent. Et même si la vérité historique ne peut pas débanaliser une fin heureuse, le talent de l’auteur, dont il a déjà fait preuve, aurait certainement pu construire un suspense plus prenant.
On peut toutefois se réjouir des thématiques abordées : écologie et protection de la nature. A priori anachroniques, ces interventions de David Grann sont motivées par la critique de la colonisation, autant au sens historique de la période de soumission du Tiers-Monde aux puissances européennes qu’au sens achronique de l’occupation d’un territoire par des populations humaines. En effet, on parle d’une surface du globe encore très hostile et peu habitée que le passage des naufragés empreindra de leur épave : la Patagonie. Ceci dit, en défendant les Amérindiens persécutés pour leurs terres dans l’Oklahoma des années 1920, l’auteur marquait plus d’engagement dans La Note américaine , bestseller de 2018 adapté cette année au cinéma avec Leonardo DiCaprio et Robert de Niro en tête d’affiche.
Nous compulsons les images brutes de nos souvenirs, nous sélectionnons, nous enjolivons, nous effaçons. Nous ressortons grandis des histoires que nous racontons, afin de mieux vivre avec ce que nous avons ou n’avons pas fait.
En somme, ce sont vraiment les carences stylistiques, comparées à l’ingéniosité de David Grann dans ses romans précédents, qui me pousseraient à conseiller plutôt ceux-là, comme La Cité perdue de Z ou The White Darkness .