critique &
création culturelle

Maria et les oiseaux (histoires de Belgique)

Des connexions aux déconnexions

© Margot Briand

Présenté comme une fresque historique, Maria et les oiseaux nous fait (re)découvrir les septante – pour ne pas dire soixante-dix – dernières années belges. Mais cette ambition se révèle parfois déséquilibrée : manque d’inclusion, choix peu clairs, et narratifs décousus.

On débarque en 1948 dans un petit village fictif, coincé entre la France et la Flandre. Les personnages se présentent, dont Maria qui entre tout juste dans la vingtaine, et nous dépeignent sans tarder le contexte de l’après-guerre et de la Question Royale.

On comprend vite le format qui va bercer la salle pendant plus de quatre heures : une sorte de talkshow dans lequel, année après année, on nous raconte les principaux évènements qui ont tracé l’histoire de la Belgique. Le ton est plutôt gai, les répliques se répondent les unes aux autres avec un rythme soutenu, et quelques incises et illustrations dynamisent le tout, comme les discours de politiques qui sont joués au premier degré, ou encore des interventions plus pédagogiques concernant notamment l’organisation de l’État.

© Margot Briand

Ce récit est mis en scène sur un plateau très rigide, avec un éclairage très rigide. Les comédiens et comédiennes se déplacent au sein du sobre décor mais ils restent presque tous en continu devant le public, lui-même éclairé. L’univers sonore est quant à lui très discret : de légers bruitages et un peu de musique parsèment le spectacle, mais l’importance est sans équivoque accordée au texte ‒ pour preuve, il est en vente à la sortie de la salle.

On se replonge ainsi dans plus de cinquante ans d’Histoire, passant par la décolonisation, la fédéralisation, les immigrations, les tueurs du Brabant, l’affaire Julie et Mélissa, et plus encore. De nombreuses références belges se succèdent. Tantôt on évoque l’évolution de la RTT vers Belgacom puis Proximus, tantôt on raconte la tragédie du Heysel de 1985. Le concept transversal du spectacle est de lier la grande Histoire de la Belgique à celle, petite, du village incarné par le décor. Mais cela n’a pas réussi à convaincre tout le monde…

© Margot Briand

D’une part, l’Histoire de la Belgique semble un peu décousue. Bien sûr, le texte ne peut pas se tromper sur le parti pris chronologique. On voit affichée en permanence la date dont il est question, avançant par tranches de trois à cinq ans, et ça fonctionne très bien ! En revanche, certaines évocations en prolepse nous sortent un peu de la trame dramatique.

Par exemple, la colonisation du Congo est vaguement abordée dans les années 1950, sans réel développement, et revient seulement en 1960, avec l’énonciation du discours d’indépendance de Lumumba. Autre exemple, à l’ouverture d’un acte, quatre personnages chantent Jacques Brel a capella, mais de manière certainement trop isolée, sans le rattacher à la narration. On ne comprend donc pas toujours la construction de l’argumentaire.

© Margot Briand

Par ailleurs, la petite histoire, celle de la famille de Maria et de son voisinage, est souvent confuse. La quantité de comédiens et comédiennes, et la quantité de personnages peut perdre le public. Les présentations du début du spectacle sont très rapides et l’ouverture est donc très dense, ce qui a pu desservir les plus distraits et distraites.

La présence de Maria dans l’histoire reflète des choix parfois difficilement tenables. Le spectacle s’appelle Maria et les oiseaux et on note en passant que les oiseaux et leurs apparitions presque anecdotiques ne soulèvent aucune intrigue à la hauteur du titre. Maria, brillamment incarnée par les talentueuses Sarah Lefèvre puis Valérie Bauchau, est donc la personnage principale. Or, à plusieurs reprises, le personnage de Pierre (Adrien Drumel), l’amour de Maria, a tendance à l’effacer par son emphase.

En dernière partie, Maria s’éprend subitement de l’écriture littéraire, sans qu’aucun élément narratif ne l’y prépare. On peut s’interroger sur l’intérêt du prix Rossel qu’elle remporte avec sa menue expérience, alors que des auteurs et des autrices attendent parfois une vie pour un prix. Cette occurrence du concours littéraire n’est pas très crédible, et prend plutôt la forme d’un prétexte pour compter une référence belge en plus.

© Margot Briand

Plus globalement, de nombreuses pistes narratives sont explorées au long des quatre heures, sans vraiment qu’on puisse y trouver un sens, et ce pour parvenir à une fin de quinze minutes qui aurait pu constituer le spectacle à elle toute seule. [SPOILER] En effet, l’uchronie qui clôt Maria et les oiseaux se fonde sur le pastiche de JT de la RTBF de 2007, à propos d’une indépendance flamande unilatéralement déclarée, rendant cette fois l’évènement réel. Ceci aurait mené la Belgique à devenir une République basée sur de belles valeurs de solidarité, d’égalité, de partage et de bonheur. Mais on ne comprend pas pourquoi cela serait la conséquence d’une indépendance flamande, ni pourquoi le texte ne traite pas des vraies vingt dernières années de l’Histoire Belge, et on ne comprend pas à quoi a servi toute cette longue narration pour quinze minutes d’apogée complètement déconnecté, dans lequel on ne retrouve même plus ses personnages.

Plus choquant, l’histoire de la Belgique est quasi exclusivement wallonne. On sait bien sûr à quel public s’adresse le spectacle et quel public occupe les sièges du Théâtre National. Mais parler de la Belgique et de ses conflits communautaires, exposés dans son partage du pouvoir absurde, sans se placer une seule fois dans la perspective flamande, c’est assez dérangeant.

Certes, un personnage, Jan, intervient lors de quelques scènes liées à la construction d’une autoroute transrégionale, mais il n’est même pas interprété par un comédien ou une comédienne néerlandophone, et on doit se contenter d’un·e acteurice francophone à l’accent flamand ébauché. Il ne s’agit aucunement ici de critiquer les performances de Madeleine Camus, mais plutôt le choix artistique en question.

Et cette carence souligne une thématique du spectacle qui, pour le coup, est particulièrement importante et plutôt bien présente : celle des clivages. Le texte ne cesse de nous rappeler que l’Histoire de la Belgique s’est écrite autour de clivages : Flamands et Wallons, catholiques et laïques, royalistes et républicains, socialistes et libéraux, conservateurs et progressistes.

© Margot Briand

Le spectacle se situe explicitement sur un seul versant de chacun des spectres de clivage. Et cela semble inapproprié à l’heure actuelle pour un spectacle de son ambition, quand ces mêmes clivages mettent en péril la démocratie et la sécurité de l’État, à cinq ans du bicentenaire de la Belgique, de toute la Belgique.

Le texte cherche plutôt soit à proposer une nature morte des évènements marquants de l’histoire, sans toujours expliquer suffisamment leur complexité, soit à mettre en avant des causes choisies, certes importantes, mais qui détonnent en partie du reste de la pièce.

Par exemple, en 2005, la Belgique devient le second État à légaliser le mariage homosexuel. Cependant, le sujet est traité en second plan, lors d’un ex-narratio pendant lequel ce sont les comédiens et les comédiennes, et non leurs personnages, qui s'exercent à un jeu d'improvisation dispersé et peu compatible avec ce qui précède ‒ si « pourquoi pas », alors « pourquoi bien » ?

Mais alors pourquoi ne pas plutôt relier cette légalisation au couple lesbien qui n’intervient que brièvement ? Pourquoi ne pas explorer narrativement le contexte qui a mené à cette légalisation, et les conséquences et réactions qu’elle a entraînées, pour lier concrètement grande et petite histoire ? À la place, sur cette question, on ne voit que ce couple pendant une saynète de deux minutes, et un discours de Brandon Kano Butare sur les discriminations actuelles pendant trente secondes.

© Margot Briand

Il en va de même pour un personnage flic, qui s’interroge sur le sens de sa fonction quelques années avant sa retraite, et qui aurait pu revenir sur les origines des violences policières, au lieu de décrocher un sourire aux sifflements de certains spectateurs et spectatrices.

On s’interroge alors sur l’enjeu du spectacle, quand les messages qu’il porte, bien que légitimes, sont déconnectés de l’histoire, et quand l’Histoire n’est pas toujours comprise dans sa complexité. Force est de constater que Maria et les oiseaux nous expose à l’entre-soi dans le théâtre. Le public attendu répond à l’appel : francophone, progressiste, jeune, etc. Cela illustre, d’une certaine manière, que le consensus politique du spectacle prime sur la confrontation qu’auraient pu porter des réflexions moins unanimes par exemple. En voulant dénoncer les clivages, il risque de les entretenir.

Même rédacteur·ice :

Maria et les oiseaux (histoires de Belgique)
Texte et dramaturgie Thomas DEPRYCK & Antoine LAUBIN
Mise en scène Antoine LAUBIN
Costumes Chloé DILASSER
Création lumières Benoit PELE
Création sonore, régie générale et direction technique Clara DUMONT
Avec Adrien DRUMEL, Anaïs MORAY, Axel CORNIL, Brandon KANO BUTARE, Caroline BERLINDER, CONSOLATE, Gaetan LEJEUNE, Madeleine CAMUS, Renaud VAN CAMP, Sarah LEFEVRE & Valérie BAUCHAU
Vu le 13 novembre 2025 au Théâtre National Wallonie-Bruxelles

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