Troisième livre de Julien Suaudeau, Ni le feu ni la foudre est une toile d’histoires variées mais jointes dans leurs difficultés. Ses cinq personnages évoluent séparément durant une journée particulièrement banale mais se retrouvent dans le questionnement de leur existence.
Après ses deux premiers livres sur le thème du terrorisme , Ni le feu ni la foudre est le premier roman fictif de Suaudeau. Il raconte l’histoire d’un banal vendredi 13 dans les rues de Paris et poursuit la routine mouvementée de ses cinq personnages. Chacun vit de son côté, animé par des angoisses lourdes, des quotidiens pesants et surtout des souvenirs écrasants. Domicilié à Philadelphie, en Pennsylvanie, l’auteur n’a pas lésiné sur les allusions américaines à travers les identités, les rêves et les histoires des protagonistes.
J’ai découvert cet ouvrage par hasard en seconde main et j’ai été séduit par son tracé narratif impersonnel. Ce narrateur externe, semblable à un caméraman, annonce dans les premières pages un nœud de scènes déliées sorties de leurs contextes. Mais les apparences différentes des personnages, presque opposées, sont si bien incarnées par les mots et les formulations choisis et leurs répétitions calculées que leurs rencontres racontent d’autres histoires. À titre d’exemple, Ariane est auscultée le matin par Pauline qui soigne dans l’après-midi Stella avec le père de laquelle elle est à deux doigts de coucher ce soir-là. Ces liens futiles et anonymes reflètent l’incompréhension que nous avons sur nos rapports avec les autres, dissimulée derrière les mœurs et les devoirs que nous entretenons tous ensemble.
Stella est une jeune fille qui se pose énormément de questions sur son genre. Elle ne trouve pas sa place entre ses deux parents, divorcés avant leur retour des États-Unis. Cette identité tourmentée pose les bases d’une introspection fondamentale sur ce qu’elle est et ce qu’elle fait. Ainsi, enlacées à son cynisme, à sa désinvolture et à ses humiliations, de profondes réflexions sur les évènements qui la bousculent animent les doutes de Stella.
Tu es une fille qui aime les filles. Ta robe est déchirée. Tu aimes les garçons ? Tu n’es peut-être pas une fille. Tu ne sais pas qui tu es, ni qui tu veux être. Et alors ? […] Nous sommes des milliards de fossiles en suspens. Nous, et tout le reste. Qu’est-ce qu’on peut y faire ? Moi je n’ai pas envie de patienter.
Raphaël est un homme comme un autre : employé à plusieurs tâches, payé d’un faible salaire, père inquiet de ne pas bien l’être. Il ressent une intense culpabilité envers sa fille car il se définit comme un « vieux con », par son manque de compréhension de l’adolescence. Il regrette énormément sa femme américaine aussi, car il l’a perdue en la trompant, quelques années avant, avec une française. Ces trois femmes importantes à ses yeux, chacune à leur manière, et ses relations chargées avec elles le plongent dans l’alcoolisme, thème plutôt bien illustré par plusieurs détails glaçants et surprenants.
Je suis tenté de me commander un whisky, mais j’ai envie d’être sobre quand Stella arrivera.
Ariane est enceinte, pour la seconde fois, à la suite d’un premier accouchement lors duquel son enfant est mort, drame qui l’a énormément marquée. Elle craint en permanence la moindre erreur et souhaite quitter son mari, de retour de Chine. Pour camoufler ses émotions, elle projette d’écrire un second roman dont le personnage principal est l’enfant qu’elle espère.
Mon téléphone sonne. Je regarde le numéro mais je sais que c’est Martin qui m’appelle de Shanghai. J’attends 4 sonneries avant de décrocher, 4 comme le nombre de syllabes dans « échographie » et « je ne t’aime plus ».
Igor est un vieillard. Il est atteint d’un cancer cérébral qui lui laisse moins de deux mois à vivre. Il semble ne pas s’en apitoyer, et accepte sans trop de difficulté son sort. Sa tumeur lui procure cependant des troubles de mémoire. Le souvenir précis d’un homicide involontaire qu’il a perpétré lors d’un accident de voiture l’empêche d’avancer et de profiter de ce qui lui reste à vivre.
Bonjour l’abattoir. À ciel ouvert, sans clôture. […] Qu’importe ce qui les fait courir. La grande lame du boucher viendra les cueillir et leur tête roulera dans le panier. Qui sait ? Peut-être avant même que ce soit mon tour.
Pauline est infirmière. Elle est hantée par le souvenir de son frère. Ce dernier, torturé par son analyse morose du monde qui l’entoure, se suicide jeune dans une station de métro. La femme cherche absolument à le rejoindre, car elle se convainc qu’il n’est parti que pour fuir et qu’elle peut le retrouver. Elle tente de faire passer sa douleur, en parlant de son drame autour d’elle ou en se distrayant comme elle peut.
La seconde où j’ai compris que David était parti pour de vrai, j’ai oublié comment on faisait pour respirer. Il y a huit ans que je vis comme un plongeur en apnée. Je mange. Je fume. Je cours. Je dors et je suis éveillée, mais je ne respire pas.
Ces cinq personnages, tous différents les uns des autres, mais rassemblés dans la perte du sens de la vie ou de la vie elle-même vont se croiser au fil des pages et se découvrir. De nombreux thèmes tacites dans la réalité envahissent les attentes de la fiction. La morosité imprégnée aux phrases, depuis leurs majuscules jusqu’à leurs points, rend compte de situations silencieuses et remet en question nos plaintes ridicules de tous les jours, du café renversé à l’orteil cogné.