Quand les corps deviennent des poussières désertiques soulevées par le vent dans le désert, là, tout en haut de l’atmosphère, l’être-humain se demande : mais au fond, qui suis-je pour ce monde ? Telle est la réflexion suggérée par Sibi Lardi Cherkaoui dans son spectacle de danse, Nomad auquel Karoo a assisté à l’Aula Magna dans le cadre de l’agenda culturel de l’Atelier Théâtre Jean Vilar.
Nomad est un spectacle plongé dans le désert. La seule image qui persiste d’ailleurs tout du long est un désert à l’horizon qui change d’atmosphère au fur et à mesure des tableaux : parfois il y fait jour, parfois nuit, parfois le soleil et la chaleur le dessinent alors qu’à un autre moment, c’est la pluie et le tonnerre qui l’habillent. Cette image de fond inspire toute la représentation : elle lui apporte son environnement, son contexte, son ambiance et ses sensations.
Dans ce grand espace, évoqué par cette image, dansent des nomades . Leurs gestes racontent leur manière de vivre dans cet endroit qu’ils apprivoisent. Des danses de groupe, des danses de couple ou encore des apartés de séquences chorégraphiques en solitaire : on y rencontre des histoires. Nomad donne la sensation d’avoir croisé des tribus dans leur intimité, et d’être amenée à se questionner, notamment sur le rapport aux autres (entraide ou hostilité), mais aussi sur la manière d’envisager la nature qui nous environne.
La force de ce spectacle réside aussi en l’imaginaire qu’il développe : on en garde des images qui se dessinent dans l'esprit. Citons par exemple ces danseurs dont les mains et les pieds reposent sur des échasses et qui créent, de cette manière, des créatures mi-humaines mi-animales, mi-fascinantes mi-dérangeantes. Mais aussi, cet homme qui danse seul et qui, tout d’un coup, perd sa taille humaine et devient un géant qui chante tel un chaman. Et avant tout, cet instant où il ne reste plus que deux hommes, corps à corps, en sang, s’entremêlant et se soutenant, dernières expressions humaines dans ce désert en explosion.
Les chorégraphies de Sibi Larbi Cherkaoui sont marquées par une fluidité des gestes : il est harmonieux de regarder les pas s'enchainer, on dirait que le mouvement coule dans l’être et que les séquences s’allient naturellement les unes aux autres. Les corps semblent pouvoir se tordre, se courber sans aucune résistance, sans aucune souffrance. Le style de ce chorégraphe est également marqué par des mouvements géométriques hypnotiques, particulièrement visibles au niveau des gestes effectués avec les mains et des déplacements des danseurs sur scène. De nombreuses références peuvent aussi être relevées : la pratique des derviches tourneurs qui se meuvent telles des toupies, le butō japonais où le corps exprime un mal-être par des mouvements lents, désarticulés et déshumanisés, ou encore des motifs arabes tel que la fleur de la vie.
Des éléments du spectacle sous-entendent le passage d’un temps à un autre au cours de la représentation. Les costumes, directement inspirés de ceux portés par les habitants du désert, participent notamment à ce mouvement : dans la première partie, ils sont chauds (bordeaux, brun, orangé) et cela, jusqu’à ce que les danseurs apparaissent, dans un second temps, presque dénudés et pour peu, seulement habillés de sous-vêtements dont la couleur est proche de celle de la peau des danseurs (ocre, beige, doré). Les musiques reflètent également cette sensation. Au départ, la bande-son qui accompagne les pas des danseurs est rythmée, les percussions et les gammes orientales la caractérisent très fortement alors qu’ensuite, la musique devient beaucoup plus lisse et suspendue. Celle-ci est ponctuée d’éléments naturels dans un premier temps (bruits de pluie, d’animaux, de tonnerre, etc.), soulignan t au départ un aspect plus naturel au spectacle, mais cette dimension disparaît complètement à un certain moment. Aussi, il y a des chants chamaniques qui amènent une certaine profondeur à ce qui se dégage du spectacle. Toutefois, il est difficile de distinguer s’ils sont réellement chantés sur scène ou préenregistrés. Ces accompagnements sonores sont en tout cas très hypnotiques et suggèrent parfaitement les émotions qui découlent des tableaux et l’aspect oriental du spectacle. La lumière insinue également ce passage : au départ, la scène est assez sombre et les couleurs sont égales à celles des costumes, c’est-à-dire chaleureuses. Par la suite, la lumière éclaire beaucoup plus la scène avant de sombrer réellement dans l’obscurité à la fin.
Nomad , tel un voyage dans le désert, invite à la liberté que ce lieu suggère, mais aussi l’inquiétante part d’inconnu qu’il révèle.