Hadrien Klent arrive en 2020 avec un projet aux façades farfelues. À l’aide d’une histoire partiellement inspirée de faits réels, une pièce maîtresse de la littérature communiste et les coulisses de la politique française en font partie, Paresse pour tous promeut un nouveau modèle de société basé sur le temps libre et le profit, non pas économique, mais de la vie dans ce qu’elle est le plus simplement.
À l’aboutissement du projet Paresse pour tous , il y a trois hommes. D’abord Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, qui publie en 1880 Le Droit à la paresse , réfutation du Droit au travail , où il poursuit l’analyse marxiste du capitalisme, en expliquant que le temps consacré à la production par la société est trop important. Voici quelques exemples qui appuient sa réflexion : la concurrence qui crée des doublons inutiles, l’invention de besoins de consommation fictifs au service d’une production superflue, et le progrès qui augmente, le confort des uns, certes, mais aussi le labeur des autres. Il propose, en résumé, qu’à la place des douze heures quotidiennes attribuées au travail, à l’époque, le prolétariat ne lui en réserve plus que trois, pour les mêmes conditions de vie, voire pour de meilleures.
Hadrien Klent, auteur de Paresse pour tous , reprend en 2020, à la suite du confinement de printemps, ces textes inspirants et remis à jour par l’arrêt inopiné des activités d’une grande partie de la société. Il s’interroge sur la place du devoir professionnel dans nos vies, vis-à-vis du loisir (synonyme ici de la paresse de Lafargue), comme le retour à la permaculture, l’initiation à la cuisine ou à la guitare, l’affection illimitée pour les proches, ou la gestion du temps moins pressée, moins calculée… moins laborieuse finalement. Il enverra son livre à certains candidats pour la présidentielle française de 2022, un an après sa parution.
Emilien Long, lui, est le personnage central du récit qui, justement, s’aventure dans la politique, pour promouvoir les idées « paresseuses », qu’il décrit dans un essai économique : Le Droit à la paresse au XXI e siècle . Détenteur d’un prix Nobel, il corrige le mot « paresse », ayant perdu son sens du XIX e , en précisant que, une fois élu, il proposera une société qui inverse le travail et le temps libre. Il imagine un quotidien rempli de passions, d’activités locales, de culture, etc. En somme, une vie qui prend le temps d’être vécue.
« De la paresse : dites l’oisiveté si vous voulez. Dites l’ otium , si vous êtes latiniste. Dites le repos. Dites le temps libre. Dites la fin du travail. Dites ce que vous voulez, du moment qu’on inverse l’état de notre société. Que l’activité est choisie et non plus subie. Que la vie est intense et non plus écrasante. Que le matin on se lève en sachant pourquoi. »
Ce mélange subtil entre réalité et fiction, la publication fictive d’une revendication socialiste dans un livre revendicateur réellement publié, rappelle le fonctionnement des métalepses : l’imbrication de différentes couches narratives. Dans ce cadre, l’organisation des chapitres est parlante. Tantôt on lit ceux d’Hadrien Klent, tantôt on en découvre quelques-uns d’Emilien Long.
Le projet politique de celui-ci paraît extrémiste, surtout pour l’opposition de centre droit, soit la candidate successeure à Emmanuel Macron, l’ancienne Ministre de l’économie, Élisabeth Crayeville. Elle en fera le cheval de bataille de sa campagne en nourrissant une peur du changement : en 2017, le parti concurrence l’extrême droite ; en 2022, l’extrême gauche. Mais Emilien Long pose alors une question cruciale. Un parti défenseur de la décroissance et de la sobriété est-il vraiment extrémiste ? Sa réponse m’a beaucoup plu, car elle requiert une véritable réflexion pour la décision des électeurs :
« On nous disait que confiner une région de Chine c’était de la folie : on l’a fait pour notre pays entier. […] Il faut se méfier des étiquettes de folie, d’absurdité, d’extrémisme : ce peut être tout simplement de bonnes idées qui font peur. »
Le paradoxe est un caractère fortement exploité à travers l’histoire. D’abord car Emilien Long est décrit comme un candidat absurde par les antagonistes, alors qu’il appuie sa candidature sur des études économiques sérieuses et que lui-même a reçu un prix Nobel. Ensuite parce qu’il promet une révolution historique des mœurs modernes s’il devient président, mais le processus qui doit lui en donner l’accès est lent, hypocrite et formaté : la démocratie française. Cela rappelle le slogan communiste « (r)évolution ». Quant à l’ouverture, prolepse anticipée de la fin du roman, elle n’empêche pas de reprendre le récit à son début : le lecteur sinue pendant 300 pages vers une fin qu’il connaît presque entièrement et qu’il attend, alors que le personnage se veut plus radical et impulsif. En effet, cet extrait figure à la fin du premier chapitre :
« - Il est maintenant vingt heures. Les deux candidats en tête de l’élection présidentielle de 2022 sont… »
Dans cette lignée, la candidature d’Emilien Long est souvent remise en question et même parfois ralentie pour une raison simple : son équipe travaille d’arrache-pied pour la victoire… et pour promulguer la fin du travail. Le concept de sacrifice est beaucoup discuté entre les acteurs de campagne. Et plus fondamentalement, ils se demandent comment être crédibles en scandant un idéal qu’ils ne respectent pas. L’imbrication de l’utopie vraisemblable et de la réalité incroyable poursuit le personnage et ses limites le freinent régulièrement. Mais les vraies bonnes idées, même si elles font peur, surmontent toujours leurs obstacles. Ainsi un Lafargue contemporain, qui bouge les lignes de débats sociétaux, a des chances de remporter la partie autant que les conservateurs d’un confortable système traditionnel que pourtant bien du monde comprend comme étant dépassé. Tel est l’espoir que Paresse pour tous illustre, avec ses déguisements fictifs ingénieusement bien calibrés.