Les perles de 2024 selon Julie
Banalités
Le fil rouge des œuvres culturelles qui ont marqué mon année 2024 : leur banalité ; cette matière de porter un regard sur des quotidiens, sommes toutes, ordinaires. Derrière ces façades simplistes, on distingue pourtant un second discours particulièrement riche, preuve s’il en est que sens et beauté ne se trouvent pas nécessairement dans l’extravagance.
Fremont de Babak Jalali
Dans un noir et blanc étincellant et un format 4/3, Fremont suit Donya, une jeune afghane, ancienne traductrice pour l’armée amériquaine, réfugiée aux États-Unis. Elle y vit seule, dans un petit condo basique, entourée d’autres Afghans, parmi lesquels elle semble avoir un ami avec qui elle partage quelques mots sur un balcon, une nuit d’insomnie. Elle travaille dans une fabrique de Fortune cookies chinois, où elle semble vaguement proche d’une collègue et mange tous les soirs dans un petit bouiboui afghan, devant le soap opera du restaurateur qui lui fait la conversation — presque à sens unique. Pour contrer ses insomnies récurrentes, elle voit aussi un psychiatre, qui insiste, difficilement, à creuser son vécu et sa condition d'immigrée. Ici, très peu d’action ou de dialogue ne sont au programme, encore moins d’effusions de sentiments dramatiques : Anaita Wali Zada délivre une performance neutre, quasi apathique, qui traduit à merveille la rupture de sens vécue par celle arrivée quelques années plus tôt dans ce quotidien banal et étriqué. Fremont recèle pourtant de plein d’intelligence, de petites étincelles de poésie, d’absurdité, de beauté, et d’humour qui poussent Donya à s’autoriser petit à petit à vivre, alors qu’elle voit son quotidien s’élargir. Outre une magnifique justesse de jeu de la part d’Anaita Wali Zada qui transmet tant par ses regards et sourires, Fremont délivre des plans fixes remplis de mouvements et de géométrie qui ne sont pas sans rappeler la patte de Wes Anderson, et une composition de cadrage très centrée qui fixe un sujet plein de tendresse et de subtilité.
Mythologie du .12 de Célestin de Meeûs
Premier roman du poète Célestin de Meeûs (éditions du sous-sol), Mythologie du .12 dresse un portrait d'une époque, entre les questionnements en demi-teinte d’un jeune à l’aube de sa vie d’adulte, et le désenchantement passif et désabusé d’un adulte dans la fleur de l’âge — jusqu’à ce que leurs chemins se croisent. Ce sont la plume, les descriptions, le phrasé et les images qu’il convoquent qui nous embarquent dans ce thriller à l’intrigue sinon commune. On est ainsi plongé au terme de la journée la plus longue de l’année, dans un récit en deux parties bien distinctes. Alors que la journée touche à sa fin, on rencontre de prime abord les deux protagonistes en une alternance de longs monologues intérieurs, qui se déploient sans ponctuation sur plusieurs pages. La prose de de Meeûs se veut simple, épurée, et les phrases sans fin évitent l’écueil de l’essoufflement : ni vertige, ni précipitation, ni perdition ne sont ressentis alors qu’on s’enfonce dans les méandres des flux de pensées interrompus de nos deux protagonistes. Mythologie du .12 se distingue par son vocabulaire à la fois très imagé, corporel et la simplicité des choses qu’il dépeint. On se retrouve ainsi face à une poésie du quotidien emplie d’une douceur presque latente, imprévue. Il y a quelque chose du travail de Camille Picquot avec blissful asphalt qu’on peut retrouver dans Mythologie du .12 : comme la photographe, Célestin de Meeûs semble se passionner pour les zones urbaines, potentiellement moins jolies et plus crades, théâtres pourtant de bien des élans poétiques. Et puis on retrouve surtout ce rapport constant au soleil et à ses reflets dans la vie quotidienne, la lumière devenant ainsi le sujet central du récit, le fil rouge entre les différentes scènes qu'elle sublime. La deuxième partie de Mythologie du .12 commence d’ailleurs alors que le soleil se couche, et on assiste alors à une rupture de rythme dans le récit, tandis que la chute se précipite, saisissante par son côté anti-climatique, qui apporte une véritable profondeur inattendue.
« Théo disait des choses sur l’état déplorable du monde et sur la tristesse qu’il ressentait, une tristesse profonde et viscérale, qui ressemblait, par sa violence, ou par sa profondeur, à de la haine, ou de la honte, peut-être même à une certaine fatigue, chaque fois qu’il voyait ou lisait quelque chose à propos du monde, ou sur l’état du monde chaque fois qu’il ouvrait ou la télé ou Internet, il se sentait mal »
Fase de Anne Teresa De Keersmaeker
En juin dernier, l’Opera Ballet Vlaanderen se consacrait un triptyque composé de Twelve Ton Rose de Trischa Brown, ON SPEED de Jan Martens et deux tableaux de Fase de Anne Teresa De Keersmaeker. Performée pour la première fois en 1982, Fase est une des toutes premières compositions de la chorégraphe belge, une de ses pièces signatures, socle d’un succès grandissant. Le spectacle se compose de quatre tableaux — quatre phases, si vous préférez, chacune constituée d’un enchaînement répété à l’infini, en une véritable boucle, soutenue elle-même par une bande sonore en quatre variations de Steve Reich, maître du phasing. Exemple phare du genre minimaliste, le phasing prend le parti de répéter en boucle la même courte séquence musicale, à laquelle se superpose le même motif, à peine décalé, afin de créer une sorte de rupture de synchronicité à peine perceptible. Initialement dansé par deux monuments de la danse en Belgique, Michèle Anne de Mey et Anne Teresa De Keersmaeker, Fase (Four Movements to the Music of Steve Reich) reprend cette idée d’échos infinis, mis en scène dans des duos d’une puissance hypnotique sans égale.
Dans le triptyque joué cette année à Gand, on n’assistera qu’au premier ( « Piano Phase ») et au dernier tableau (« Clapping Music »). Il s’agit de la première fois que la chorégraphe confie sa création à deux autres danseuses et on ne peut que saluer la performance des jeunes femmes qui réalisent la prouesse à la perfection, malgré son exigence technique. Fase ne permet aucune répit, aucun décrochage, tout décalage étant fatal à la boucle qui s’étire sous nos yeux. On pourrait écrire un papier entier sur chaque aspect du spectacle : sur la musique — simplissime et pourtant sans cesse accrocheuse ; sur la lumière, qui décroche les danseuse en un trapèze mouvant dans le dernier tableau mais qui surtout crée l’illusion dans le premier, donnant vie à une troisième (voire à une quatrième) danseuse grâce à la superposition des ombres qui se décrochent derrière les deux danseuses ; sur la mise en scène qui instaure des diagonales d’une discrétion et d’une souplesse étonnante ; sur les enchaînement chorégraphiques enfin, qui instaurent une synchronicité hypnotique tout en permettant des décalages d’une subtilité saisissante. On se retrouve à passer les deux tableaux assis au bout de son siège, la bouche béante, les yeux écarquillés pour ne rater aucun geste. On n’a qu’un seul regret : celui de n’être témoin que de la moitié de cette création, pourtant jouée dans son entièreté à Paris quelques mois plus tôt.
Anora de Sean Baker
Le dernier film de Sean Baker mérite sa place dans cette rétrospective rien que pour sa scène finale : silencieuse, poignante, humble et douce, à la fois pleine d’espoir et de désillusion. Anora nous offre une sorte de satire à la croisée de Pretty Woman et de Cendrillon, où Ani, jeune travailleuse du sexe, fait la rencontre de Vanya, un jeune fils d’oligarque russe qui lui promet monts et merveilles, mais lui fait surtout entrevoir un avenir qui la sort de sa condition terne et précaire. En sous-texte, Anora propose une critique d’un american dream déchu, le portrait de tout un monde en recherche de brillance alors qu’il fait les frais d’une élite hautaine et inaccessible. Malgré certaines longueurs et quelques ressorts clichés, Anora aura le mérite d’utiliser un second degré habile pour faire passer un point de vue sociologique bienveillant et compatissant, sans aucune condescendance. En plus de quelques parades humoristiques bien senties, le film permettra aussi de soutenir la caractérisation d’un personnage féminin riche et plein de ressources qui fait du bien, parfaitement porté à l’écran par Mikey Madison.
Der Ring des Nibelungen à la Monnaie
Fin 2023, la Monnaie se lançait dans une nouvelle production de l’Anneau du Nibelung, mis en scène ici par Romeo Castellucci et dirigé par Alain Altinoglu, un opéra de Wagner qu’on n’avait plus vu à Bruxelles depuis les années 80. On triche donc un peu dans cette rétrospective, puisque le premier volet, Das Rheingold, s’est joué en octobre de l’année dernière, mais 2024 nous aura tout de même permis de découvrir les deux volets suivants, Die Walküre (février) et Siegfried (septembre). Entre luttes de pouvoir, amours tragiques et destins croisés, le drame musical mélange mythologie nordique et poème épique pour mettre en scène la perversion du monde et la chute des Dieux. Si Pierre Audi a pris le relais à la mise en scène de Siegfried, offrant une proposition plus épurée et claire, on avoue une préférence pour la vision de Romeo Castellucci, qui conjugue les moyens pour faire vivre cette épopée renversante sur la scène. On retiendra particulièrement l’adaptation de Die Walküre, majestueuse et puissante, qui fera même intervenir chevaux et colombes sur les planches de la Monnaie. S’il faut parfois s’accrocher face aux nombreuses heures que durent chaque représentation (5h30, entractes comprises, pour Siegfried), il y a quelque chose de magique à vivre, en vrai et avec un orchestre philharmonique, les compositions si connues de Wagner pour der Ring des Nibelungen. Alain Altinoglu est rayonnant dans sa direction, et chaque leitmotiv résonne jusqu’à nos tripes. Le dernier volet de la tétralogie, Götterdämmerung, aura lieu en février 2025, et on a déjà super hâte !
The Zone of Interest de Jonathan Glazer
The Zone of Interest est probablement le film de l’année qui incarne le mieux le décalage entre le banal et l’anormal qu'il dissimule. Dans une immersion quasi complète, le film de Jonathan Glazer nous fait vivre le quotidien de la famille de Rudolf Höss, directeur d’Auschwitz dont la maison est directement mitoyenne au camp. De l’horreur qui s’y déroule, on ne verra jamais rien, mais la bande sonore n’exclut pas pour autant les bruitages hors champs porteurs de sens. Une fois encore, c’est le soin porté à la réalisation qui rend ici l’objet culturel remarquable. La photographie — écltante, comme la colorimétrie, oscillant entre le terne et la saturation — ne sont que deux exemples qui soutiennent le contraste insoutenable des réalités qui s'y vivent (et l'analyse de Léopold Colart pour Karoo vaut la peine qu'on s'y penche). Le traitement sonore reste cependant le point de mire du film, entre hors champs significatifs et distorsions stridentes, reflet de l’anormalité camouflée. Si The Zone of Interest reste un exercice de style qui penche parfois dans la démonstration, force est de constater que le film de Jonathan Glazer m’aura accompagnée longtemps, et aura provoqué moult débats, échanges et réflexions — et ça, c’est quand même le propre d’un film très réussi.