(Entre)voir de nouvelles voies
Ces derniers jours, faire face à l’anxiété généralisée n’a pas été facile. Prendre conscience que cela ne se finira pas de sitôt l’est encore moins. Mais j’ai surtout fait face à un sentiment très fort, celui du repli, en complète contradiction avec cette envie d’agir, de créer, de se rassembler qui se faisait pourtant si urgente ces derniers mois et années. Et puis j’ai fait face à une constatation dérangeante soulevées par de nombreuses voix nécessaires : les privilèges du confinement.
Dans la continuité de mon précédent article , je tente de profiter de ce temps qui m’est donné pour vous partager des paroles qui m’ont enrichie et me poussent à agir. Ces voix, ces personnes, donnent à entendre une parole nécessaire et difficile. Iels nous aident à déconstruire ces convictions qui nous empêchent d’envisager une nouvelle société, plus égalitaire, plus respectueuse des droits humains et de l’environnement, et de développer toutes nos potentialités, ensemble. Après une sélection axée sur l’écoute, je vous propose des lectures (dans la mesure du possible), des films et documentaires qui m’ont nourries et me tiennent éveillée !
Lire et résister
En cherchant à nommer cet article, Quel monde voulons-nous m’avait traversé l’esprit. Cet ouvrage de Starhawk publié chez Cambourakis dans la collection Sorcières en 2019 invite à réfléchir concrètement à la lutte que nous pouvons mener aujourd’hui, tout en prenant conscience de questions complexes mais riches, comme l’appropriation culturelle, la non-violence, le lien entre la spiritualité et l’action. Le livre n’est pas disponible en ligne, il faudra donc être patient·e ! Commander sur Amazon, en plus d’être en complète opposition avec les droits du travail et du respect des travailleur·euses — qui sont aussi mis·es en danger en travaillant actuellement —, fragilise le métier de la librairie qui est pourtant un véritable lieu de partage et de résistance.
À la fin de ce confinement, c’est dans les librairies Tulitu , spécialisée dans les questions LGBT et féministe, et Pépites blues , jeune librairie afroféministe ixelloise, que je m’échapperai ! À Liège, Entre Temps , chez Barricade , et Livre au Trésors , sont non seulement des refuges très agréables mais aussi fournis de superbes sélections — on se réjouit aussi de découvrir La Grande Ourse , spécialisée dans la littérature jeunesse. À Namur, je vous conseille vivement de découvrir la librairie Papyrus . Elles auront plus que jamais besoin de vous à la fin de cette période compliquée.
Certains ouvrages sont, quant à eux, exceptionnellement disponibles en ligne. Comme déjà mentionné sur Karoo , Zones a donné accès à l’ouvrage Chez soi de Mona Chollet (l’un des livres que j’ai le plus offert) ! Je l’ai lu des mains de Fanny de Grand Maison (un super café à Liège, où il fait bon manger et vivre), et le livre a pris son chemin, se promenant de yeux en yeux. « Aimer rester chez soi, c’est se singulariser, faire défection. C’est s’affranchir du regard et du contrôle social. Cette dérobade continue de susciter, y compris chez des gens plutôt ouverts d’esprit, une inquiétude obscure, une contrariété instinctive. » Mona Chollet nous propose de vivre la lecture comme un voyage, un moyen d’ouverture et de rencontre, et redonne de la valeur au ralentissement, qu’il s’agisse de quitter l’activité productiviste qui s’infiltre au plus profond de nous désormais — le moment où elle parle de son envie de « partager » sur les réseaux sociaux ce qu’elle vient de lire immédiatement m’avait particulièrement troublée — et qui empêche de s’habiter pleinement. Mais cela ne va pas sans questionner le privilège d’avoir un « chez soi » à l’heure où l’immobilier ne cesse d’exploser, renforçant les inégalités. L’économie patriarcale qui se loge jusqu’au fond de nos maisons, qu’il s’agisse du partage des tâches entre les hommes et les femmes — l’occasion de glisser la BD d’Emma sur la charge mentale — ou tout simplement le fait d’assigner les femmes à l’espace privé, les privant de ce fait d’une légitimité politique. « Le privé est politique » est d’ailleurs l’un des slogans qui animera particulièrement les féministes des années 70 et qui reste plus que jamais d’actualité. Chez soi , tout comme Beauté fatale ou plus récemment Sorcières , est une véritable mine d’or de références à la fois textuelles et artistiques, de réflexions, et toujours à travers cette écriture d’une sensibilité rare. Et si le format plus court vous intéresse, il est toujours possible de lire son blog .
L’excellent magazine Panthère Première se découvre aussi en ligne. D’autres médias féministes sont passionnants et ponctuent mon quotidien de nombreux articles éclairants : Women who do stuff , Axelle Magazine , Les Grenades , La Bâtarde . Merci à elles pour leur travail essentiel !
Il est aussi possible de se plonger dans les archives du Monde diplomatique , l’un des rares journaux français entièrement indépendant. En plus d’avoir l’intelligence du ralentissement (prenant le temps d’analyser les événements avec davantage de distance), de nombreux articles datant d’il y a une trentaine d’année restent terriblement actuels ! Le journal s’est récemment penché sur cette pandémie . Et si l’on explore les articles plus anciens, alors que nous nous questionnons de plus en plus la présence des voitures dans les centre villes, cet article de Matthieu Grossetête sur les accidents de la route publié en 2016 permet de décentrer notre regard et de questionner la valeur de la voiture pour de nombreux·ses personnes, particulièrement les plus précarisées et sa place si importante dans les masculinités.
Des films, séries et documentaires
Le compte Instagram à suivre, c’est Les 11% . Chaque semaine, un film réalisé par une femme est mis à l’honneur. L’occasion de donner de la visibilité à de nombreux films, souvent au budget bien moins élevé que leurs homologues masculins. À ce sujet, le podcast Les couilles sur la table a rencontré récemment l’autrice Iris Brey pour en parler. On y apprend notamment que le budget des films réalisés par des femmes est en moyenne 1,6 fois moins élevé que celui réalisé par des hommes, amenant de nombreuses réalisatrices à rester cantonnées à un répertoire lié au « privé », contrairement aux hommes qui jouissent de la possibilité de réaliser des films grands budget, comme les films de guerre, d’aventure et d’action, contribuant indirectement (ou directement) à la diffusion et la normalisation de valeurs masculinistes (hé oui).
Qu’est-ce que la masculinité ? Il est possible de découvrir un certain nombre de réponse dans le documentaire The Mask You Live In . En plus de permettre de mieux comprendre le moment où ce virus s’infiltre dans l’évolution des enfants (car oui, on peut clairement parler de virus !), ce documentaire offre de très intéressantes pistes de réflexion et d’action pour l’avenir. Même s’il est très centré sur les États-Unis, il est difficile de ne pas faire le parallèle ailleurs ! Un virus qui n’est, d’ailleurs, pas sans conséquence sur nos relations amoureuses, comme l’explique très bien Carol Gilligan dans cet épisode de Les couilles sur la table , Eva Illouz sur France Culture ou encore l’autrice Liv Strömquist dans les deux BD Les sentiments du Prince Charles et La rose la plus rouge s’épanouit . The Mask You Live In , en plus d’être particulièrement empathique à l’égard des hommes, permet aussi de mieux comprendre le rapport de ceux-ci aux émotions — une belle occasion de s’immuniser contre une autre forme de pandémie, plus pernicieuse.
Le documentaire Ouvrir la voix de Amandine Gay , la réalisatrice et comédienne française, donne à entendre et voir le regard des femmes issues de l'histoire coloniale européenne en Afrique et aux Antilles. Des voix importantes, trop souvent tues, et qui rendent visibles les nombreuses discriminations dont elles font l’objet dans la société et le monde de l’art. Une série de documentaire très intéressant sur Arte aborde également la question de la colonisation , qui est particulièrement taboue en Belgique alors que la plupart des richesses qui nous entourent en sont issues . Et même si nous pensons que cela appartient au passé, il est intéressant d’observer la carte interactive réalisée par Karim Douieb . En soulignant la multiculturalité de Bruxelles, elle donnent aussi à visibiliser la ségrégation qui s’y joue, un entre soi qui amène aussi une mauvaise répartition des richesses et des conditions de vie inégalitaire — le sujet est plus que jamais actuel.
Le documentaire sur Donna Haraway, Storytelling for earthly survival , réalisé par le Bruxellois Fabrizio Terranova est également passionnant et permet de découvrir la pensée complexe et visionnaire de la philosophe américaine. À l’origine du Manifeste Cyborg, dans les années 80, elle a encouragé de nombreuses femmes à s’approprier l’outil informatique qui a très rapidement été au service du capitalisme et du patriarcat. La pensée de Haraway est passionnante parce qu’elle est difficile à capturer, donnant à voir le monde vivant dans toute sa richesse et complexité. Le manifeste est lisible en ligne et pour mieux le comprendre, Rosi Braidotti a donné accès à ses cours en ligne à l’Université de Lausanne . France Culture explorait également le sujet dans son émission La méthode scientifique avec un épisode spéciale sur la science-fiction féministe où l’on parle des brillantes Ursula K. Le Guin et Joanna Russ — et par ailleurs la série T he Handmaid’s Tale basée sur la dystopie du même nom de Margaret Atwood .
Au-delà de la science-fiction qui l’a beaucoup inspirée, Donna Haraway s’intéresse énormément au monde animal, passion qu’elle partage avec Vinciane Despret, qui a signé le magnifique Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019) et dont la rencontre se lit à travers ce texte . Vinciane Despret se découvre aussi en interview un peu partout sur la toile et c’est un plaisir sans fin.
Et parce qu’on parle de plaisir, parlons sexualité avec le documentaire belge Mon nom est clitoris réalisé par Lisa Billuart Monet et Daphné Leblond. Il aborde la sexualité féminine et le tabou qui l’entoure encore trop puissamment, amenant de nombreuses jeunes filles à ignorer leur corps et ses (et donc leurs) potentialités. Naomi Wolf dans Vagina, an autobiography explore l’idée selon laquelle la connaissance des femmes de leur corps et du plaisir qu’il peut procurer est aussi un véritable outil d’empouvoirement pour nombre d’entre elles qui se transfère à d’autres aspects de leur vie. Deux séries explorent par ailleurs ces questions, Sex Education et Masters of sex . Victoire Tuaillon en parle également dans plusieurs épisodes de Les couilles sur la table et ceux en particulier avec Maïa Mazaurette qui vient de sortir l’excellent Sortir du trou, lever la tête (A. Carrière, 2020). Et à défaut d’en lire l’ouvrage, son travail se découvre aussi en ligne sur son blog . Le compte Instagram Jouissance Club , le podcast Voxxx , l’application Dipsea proposent également de vivre tout ça en pratique.
Côté séries, et en lien avec les sujets explorés plus haut, je vous conseille très vivement les séries Big Little Lies , Crazy Ex-Girlfriend , The Morning Show , Top of The Lake , Unorthodox , Unbelievable et The Incredible Jessica James !
Et parce que les écrans, c’est aussi une addiction et que la période est plus que jamais compliquée pour s’en libérer, Dasha Ilina propose une série de méthodes (non sans humour) pour s’en dérober . Vous pouvez exercer vos talents manuels avec ces superbes pornogami , tout en écoutant les blagues de la brillante Marina Rollman . On ne se refuse rien ! Et puis pour le bonheur du ventre, la table d’Aline propose toujours des recettes très inspirantes tandis qu’Elisabeth Debourse nous nourrit de sa newsletter hebdomadaire Mordant .
Voici également deux playlists réalisées récemment, l’une plus contemplative et l’autre plus pétillante . Bonne écoute et prenez soin de vous.