En mars dernier, Caroline Lamarche publie chez Gallimard La fin des abeilles , le résumé d’une vie : celle de sa mère. Une femme austère, mais attentionnée, abandonnée par le destin puis retrouvée par sa fille. Un coup de cœur richement bavard, qu’un article aussi bref ne pourra traiter entièrement.
En jeune lecteur que je suis, j’ai découvert Caroline Lamarche avec son roman le plus récent. Bonne ou mauvaise chose, La fin des abeilles restera sûrement un de mes romans préférés, et mon portail vers l’œuvre immense de cette autrice belge . Également poétesse et nouvelliste, ses chapitres courts répartis en trois grandes parties sont écrits avec une finesse rythmée et chantée. Ses sonorités amusées, ses ironies moqueuses, ses franchises déconcertantes et toute sa poésie rendent l’ouvrage incontournable à vos lectures estivales.
Dans l’essence de ce livre, son titre mystérieux définit plutôt bien la trame du récit. À commencer par « la fin » : Caroline Lamarche présente sa mère et sa vieillesse qui lui colle à la peau… ridée. Le classement des souvenirs qu’elle rassemble et qu’elle numérote semble aléatoire, mais la vie étant faite de rebondissements, de surprises et de retours, c’est de l’incohérence apparente du passé déconstruit qu’est construit sa cohérence. Ensuite « les abeilles », métaphore des années envolées et successivement mortes de leur obstination à raviver une légère nostalgie, trouvent leur origine au début du roman :
Notre père avait construit l’abri à ruches, avec son toit de toile goudronnée et ses cloisons d’épicéas pleurant, autre miel, leur sève d’or. Mais c’est notre mère qui s’occupait du reste [...]
Le thème principal de l’histoire est donc l’âge, un compteur permanent qui augmente, « de semaine en semaine » comme il l’y est si bien répété. La mère, ironiquement atteinte de cécité croissante malgré sa fille autrice, regrette la lecture. À la place, La Lumière , boutique de livres audio, lui en fournit régulièrement. Elle les dévore, si l’on peut dire, en les écoutant en accéléré quand ils l’ennuient. La Bible lui manque aussi, et son psaume préféré, qu’elle implore sa fille de faire réciter à son enterrement qu’elle a déjà programmé. Sa santé déclinante et son invalidité handicapante la rendent cynique et la poussent à proférer des phrases glaçantes.
“C’est la dernière fois que je…” Cette sérénité dans l’exposition des symptômes du grand âge, je l’interprète comme l’aboutissement d’un processus qui a sans doute charrié pendant des mois, silencieusement, son paquet de renoncements, cette appellation chrétienne du chagrin.
Publié en mars 2022, l’ouvrage ne peut être plus dans l’ère du temps. Le Covid y est un personnage à part entière. À l’heure où la dame âgée est placée dans une maison de repos, à l’été 2020, les restrictions sanitaires imposées par le gouvernement l’emprisonnent et la séparent de sa famille. Un quotidien banal est peint comme une aberration, entre les visites trop courtes, les services médicaux défectueux et les confinements extrêmes que nos aînés ont subis.
Pendant des années ma mère s’est portée, dans la maison de repos et de soins la plus proche, au chevet de personnes plus mal en point qu’elle, pour de petits moments de conversation. Bénévole stakhanoviste, elle fait le compte : parmi les vieux dont elle adoucissait le séjour, quarante, déjà, sont morts.
Un thème plus dissimulé : le féminisme. Deux femmes se battant pour la vie. L’une pour l’autre, et l’autre pour la sienne. Mais cette vie ne fut pas de tout repos, à l’époque des carcans sociétaux qui catégorisaient, plus qu’aujourd’hui, les genres. Caroline Lamarche, féministe dans l’âme, confronte sa vision de la femme à celle de sa mère : une vieille désinvolte qui accepte les discriminations dont elle souffrait et dont elle souffre jusqu’à son dernier souffle.
Qu’un homme trompe sa femme, c’est normal, ils ont d’autres besoins que nous. Qu’une femme le fasse, c’est dégoûtant.
Enfin, l’analyse scrupuleuse de sa relation avec sa mère confirme la réputation de Caroline Lamarche. Elle explore silencieusement les émotions des personnages et leurs complexités, l’amour et la fatigue mélangés, la retenue et la haine embrouillées. Elle décrit des situations que nous avons tous vécues, de près ou de loin, intensément ou non, chez nous ou chez les autres.
- Si tu ne veux rien faire, il est inutile de te plaindre.
Ma mère finit son assiette en ruminant mon impertinence. Elle la rumine encore tandis que je recharge le poêle en bûches débitées par mon frère et rapportées du bois dans son fameux tracteur. Puis, profitant de mon mutisme, elle lâche :
- De toute façon, après ma mort, ta sœur s’occupera bien mieux de tout ça que toi.