Que dire de quelqu’un que l’Histoire semble avoir oublié ? Raconter l’acte extraordinaire d’une personne ordinaire, c’est la mission que s’est donnée Myriam Leroy dans Le Mystère de la femme sans tête , entre réalité et imaginaire, sous forme de thriller journalistique.
En 1942, Marina Chafroff, jeune femme de 33 ans, réfugiée russe en Belgique depuis une quinzaine d’années, mère de deux enfants, est condamnée à mort à la prison de Cologne, sur ordre d’Hitler en personne, pour avoir poignardé et tenté d’assassiner deux officiers allemands en plein jour à Bruxelles.
80 ans plus tard, en pleine tourmente pandémique mondiale, Myriam Leroy, journaliste, autrice et dramaturge belge , s’arrête devant les mots gravés sur la tombe de Marina sur la pelouse d’honneur du cimetière d’Ixelles : décapitée .
« Devant toi, il y a cette tombe étrange, parallélépipède de granit déjà très érodé, au-dessus duquel une rose fanée est piquée dans la haie. Sous tes pieds, il y a une femme sans tête. » À la surprise initiale de la découverte d’une femme perdue au milieu d’hommes fusillés et de la réalisation que la barbarie peut être moins éloignée de soi qu’on le pense, suivent une série de questions : qui était Marina ? Pourquoi a-t-elle été décapitée ? Que fait-elle là ? Au travers de son troisième roman, l’autrice attrape au vol et décortique toutes les étranges coïncidences que Marina semble lancer sur son chemin. Quelle chance y avait-il pour que Myriam grandisse près du village où l’héroïne a passé une partie de sa vie, pour qu’elle ait été en contact, plus jeune, avec des descendants de la Russe, ou encore pour que les deux femmes arpentent les rues du même quartier à 80 ans d’écart ? Tout ce qui tient de l’anecdote construit le récit de la femme sans tête, dans un style narratif un peu particulier dans lequel le personnage de l’autrice se glisse pour raconter ses recherches et raconter Marina.
Mais ce matin, en cherchant d’éventuels descendants de Marina à rencontrer, tu parcours un site d’arbres généalogiques auquel tu es inscrite depuis que tu fais des recherches sur ta propre ascendance, et tu inspectes la fiche des soeurs de Marina, parmi lesquelles une Tamara apparaissant sous son nom de femme mariée. Le patronyme t’est familier : c’est le même que cette fille, Charlotte, cette amie d’adolescence avec laquelle le contact s’est effiloché à l’âge adulte. Tu ne t’étais jamais dit que Charlotte pouvait être russe. Vous n’en aviez jamais parlé. À l’époque, tu trouvais qu’elle avait un joli nom, un nom de vodka, c’est tout.
L’histoire de Marina est découpée entre deux narrateurs, deux temporalités et deux genres littéraires qui alternent à chaque nouveau chapitre ou presque. Les chapitres se déroulant en 1942 relèvent d’une fiction classique : le lecteur suit l’héroïne de la Russie à la Belgique jusqu’à la mort grâce aux mots d’un narrateur externe, parlant au passé d’une histoire terminée.
Et puis, Marina rencontra Youri. Elle se prit ce garçon en pleine figure comme on marche sur un râteau, un coup de manche au milieu du front. [...] D’habitude Marina ne prêtait pas attention aux muscles des garçons, elle préférait fumer les cigarettes qu’elle mendiait et offrir son dos aux rayons. Elle mesurait un mètre cinquante-six et avait des joues rondes, on la prenait pour une enfant. Les hommes la laissaient tranquille tandis qu’ils harcelaient d’autres filles.
Les chapitres qui racontent l’enquête menée par l’autrice de 2020 à 2022, quant à eux, appartiennent à une enquête journalistique, dans un style bien plus percutant puisqu’ils sont rédigés à la deuxième personne du singulier et au présent. Certains passages du récit contemporain comportent même des aspects cinématographiques, dénotant la carrière de réalisatrice de l’autrice.
Alors tu fais un point de montage et tu colles la scène à venir à la suite de l’écran noir de la précédente. [...] Et tu ressors sur un extérieur jour à Bruxelles [...] Tu fais entrer dans le champ une petite femme qui se promène et s’arrête devant un immeuble à la façade encollée d’affiches [...] Et là, tu zoomes sur l’avis.
L’usage de la deuxième personne du singulier (et donc le rejet d’un « je » trop intime) permet à Leroy de prendre sa place dans le récit tout en tentant d’éviter de renforcer l’aspect autobiographique de cette histoire. Au lieu d’écrire un récit distancié et froid, l’autrice prend le pari de fictionnaliser la réalité tout en restant la plus honnête et la plus proche possible des témoignages qu’elle recueille et des traces qu’elle retrouve en fouillant les archives belges. Ainsi, comme l’a suggéré une libraire de chez Cook & Book lors d’une soirée-rencontre autour du livre en janvier 2023 , Le Mystère de la femme sans tête serait une métafiction historiographique, à la croisée des genres. Pour Myriam Leroy, « il n’y a pas de frontière entre écriture journalistique et fiction, du moment que l’on se signale. La position est hybride, entre réalité et imaginaire, et c’est beaucoup plus confus qu’il n’y paraît. Il n’y a pas lieu de faire des choix à partir du moment où l’honnêteté est de mise et où l’on signale qui on est, d’où l’on part. Je me signale pour que les gens sachent d’où ça sort. Dans les chapitres où j’apparais, je bâtis la scène suivante et je montre aux lecteurs comment je la construis. Mon présent me permet d’animer les personnages du passé 1 ». Enfin, le « tu » est frappant dans la construction de la relation entre le narrateur et le lecteur : on se sent plus impliqué, plus curieux, presque avide d’autres coïncidences entre les chemins de Marina et de Myriam. Au risque peut-être d’oublier le but premier du roman, c’est-à-dire la mise en lumière d’une militante méconnue, dévouée à sa patrie et féministe.
Car oui, Le Mystère de la femme sans tête se distingue également par son militantisme féministe, de la description physique désexualisée de l’héroïne, montrée comme désirante au lieu de désirée, à son combat politique affirmé. Marina, en se dénonçant, ne se positionne pas en martyre du communisme de Staline mais bien en femme agissant en accord avec ses valeurs, ses convictions, criant son existence au monde et particulièrement à sa famille. « Je voulais venger l’invisibilisation de Marina », explique Leroy.
En plus du livre et parce que l’autrice a avancé en arborescence – chaque découverte menant à une autre, Myriam Leroy a réalisé le podcast La Poupée russe afin de compléter son récit. On y découvre d’autres personnages qui n’ont pas réussi à trouver leur place dans le roman, mais qui font partie intégrante du paysage de la femme sans tête. Pendant qu’elle dédicaçait mon livre, Leroy m’a dit qu’elle était étonnée que le podcast fonctionne si bien comparé à ceux qu’elle a réalisés auparavant et qu’elle ne s’explique pas les raisons de ce succès. Après réflexion et au-delà des aspects techniques et scénaristiques bien ficelés, j’ai l’impression que cela est dû au fait qu’elle est partie de quelque chose d’oublié, de presque anodin, d’anecdotique, et s’est retrouvée avec une histoire folle dont le décor a survécu aux drames qui s’y sont joués. Le cimetière d’Ixelles, c’est un nom synonyme de soirées et de fêtes. Le 453 de l’avenue Louise, c’est un immeuble à appartements relativement banal dans un quartier chic. Aujourd’hui, on ne pense plus aux moments terribles dont ces lieux ont été témoins. On ne pense plus aux fusillés qui reposent sous terre ni aux soldats de la Gestapo qui ont investi le bâtiment. On oublie.
On ne connaîtra jamais toute la vérité autour de cette affaire, entre les différents témoignages des personnes, vivantes ou mortes, qui se recoupent, s’entremêlent ou se contredisent, les convictions personnelles et les traces du passé qui s’effacent. Ce qui importe, c’est que Myriam Leroy met en lumière, l’espace d’un roman, l’acte extraordinaire d’une personne ordinaire et en affirme la légitimité. Et peut-être sommes-nous déjà quelques-uns à avoir cherché des yeux le 453 avenue Louise lors d’un trajet en tram…