Pour les remercier (dans tous les sens du terme), le Théâtre national offre à ses trois derniers comédiens permanents une ultime pièce en guise de salut avant la retraite forcée, tendrement orchestrée (dans tous les sens du terme) par Nicolas Buysse, qui reprend les balades parlées chères à son cœur, à la rencontre des aléas de la rue.
Un salut sans planche, mais pas sans pas, passant par le pavé inégal du centre-ville, dans « le plus beau décor de notre vie d’acteurs », annoncent ces derniers au début de la pièce, conviant le public à « un safari urbain avec comme seuls guides nos voix », « sous la lune, notre projecteur d’un soir », au départ du café Bota qui signe le lancement de cette promenade fantastique.
Les spectateurs sont invités à une procession hors du commun, hors les murs du théâtre, invités aussi à s’accrocher aux voix, aux souvenirs et aux rêves des trois survivants d’un système qui n’a jamais pris. Avec leurs contrats à durée indéterminée décroché il y a près de trente ans, au moment où Philippe Van Kessel est devenu le directeur du Théâtre national, Jean-Pierre Baudson, Alfredo Cañavate et Patrick Donnay font figure d’anomalies dans le milieu précarisé des arts de la scène. Comédiens salariés de la plus grande institution théâtrale du pays, ils sont les derniers témoins d’une époque où il était encore envisageable de vivre de son art d’interprète en bénéficiant de la protection du droit du travail : « On était quatre au départ. Le quatrième est mort. La permanence des acteurs existe dans plein de pays: en Allemagne, en Suède, en Norvège » explique Alfredo Cañavate, approuvé par Nicolas Buysse, qui insiste sur l’importance reconnue aux comédiens permanents dans ces autres pays. « Ce qui fait que quand un metteur en scène vient mettre en scène une pièce dans un de ces théâtres, il sait qu’il a à disposition sept ou huit comédiens, techniciens, décorateurs… Il sait qu’il va travailler avec des gens du cru, qui ont beaucoup d’expérience […] » poursuit Alfredo Cañavate, « et avec le luxe de se dire pour certains spectacles qu’on peut répéter pendant un mois. On a eu l’occasion de préparer un spectacle pour une saison à venir, laisser reposer, reprendre un mois, puis laisser reposer jusqu’au premier spectacle. On pouvait se le permettre » ajoute Patrick Donnay.
Ce système, mis en place par l’ancien directeur du National, c’est « un choix politique », salue Nicolas Buysse qui reconnaît que « Maintenant, au niveau économique ça devient impossible […] ça restera l’utopie d’une époque », dont le parallèle avec le travail en compagnie peut être poussé : « Il n’y a rien de tel qu’une compagnie. Moi, je suis jeune, je n’aurai jamais accès à ça et je retombe au chômage entre les projets. Mais une compagnie, tu commences à te connaître très bien, tu gagnes du temps, tu sais les défauts et les qualités de chacun, tu sais qui tu peux distribuer dans tel rôle. Tu peux commencer à créer une aventure commune. Comme disait Patrick, tu as plus de temps pour travailler et ça améliore la qualité de tout le monde. Et c’est formidable. »
Revers de la médaille, cette disponibilité de tout instant, parfois creuse, parfois dépassionnée, parfois financièrement intéressée. Mais chose importante également, cette implication totale dans la vie du théâtre où étaient établis leurs bureaux, les relations longue durée avec les techniciens et autres créateurs du théâtre, les animations dans les écoles, les comités de lecture, le confort financier. Les souvenirs que semblent conserver ceux avec qui le statut de comédien s’éteint (pour reprendre l’expression du metteur en scène) prennent plusieurs teintes.
« C’est mélancolique ce spectacle. Parce qu’il ne faut pas que ça s’arrête et de plus en plus ça coupe. Aller dire de la poésie et du Corneille en ville, qui va encore le faire ? », regrette Nicolas Buysse, que l’aventure touche particulièrement. Lui-même est comédien et cette autre génération, il l’a connue de loin « Au conservatoire, j’allais les voir. Patrick Donnay était dans mon jury. Il ne s’en souvient plus tellement il a vu de noms mais moi je le sais. Il m’a donné mon premier prix. Et tout d’un coup on se retrouve. Il n’y a même pas d’âge, je m’en fous, je suis avec mes pairs, c’est important pour moi. Il faut que ça continue. Et en même temps, ça va galérer toujours plus pour que ça continue, ça me rend triste. » Alors quand Fabrice Murgia, l’actuel directeur du Théâtre national, lui demande d’imaginer le dernier salut des trois compères qui n’ont plus joué ensemble depuis longtemps, Nicolas Buysse ne pouvait qu’accepter. Et le voilà qui imagine de plonger dans la rue ces trois comédiens qui n’y ont jamais joué, de leur donner carte blanche pour ramener les textes qui ont compté pour eux durant toute leur carrière, de les laisser aussi donner corps à leurs fantasmes, d’envelopper leurs voix dans le froid bruxellois, en soignant les lieux servant de réceptacle aux hommages divers et variés : l’Hôtel Métropole, la Place d’Espagne, la Place des Martyrs, la Monnaie, ou encore le café L’Espérance qui voit déclamer sur son perron du Stig Dagerman, par un Alfredo Cañavate habité.
Outre l’écrivain maudit suédois, la promenade est rythmée par les apparitions de Jacques Prévert, Corneille, sur un slam enlevé de Jean-Pierre Bodson, Baudelaire auquel Patrick Donnay prête sa belle voix grave. Et tant d’autres. Et puis, évidemment, les impondérables : un chien qui hurle, un passant qui invective, un sans-abri qui fout le bordel. « C’est ça qui est magique dans la rue, c’est qu’il y a des moments de délire poétique que tu n’avais pas prévu. », s’enthousiasme Nicolas Buysse, qui fait, là, un cadeau inestimable à trois fabuleux comédiens que l’on voudrait « bisser » à l’infini pour que leur salut ne s’arrête jamais.