critique &
création culturelle

Annie John

La dolente adolescente

Quarante ans après sa publication aux États-Unis, Annie John de Jamaica Kincaid est traduit aux éditions Cambourakis. Une jeune fille se découvre elle et le monde, et son regard naïf est rattrapé par celui des autres. Pour pré-ados, parents, ou twenties, comme pour tout âge, une introspection qui invite au partage.

Annie John est une jeune fille de l’île d’Antigua1 qui a toujours vécu dans les bras de ses parents. Un jour, en plein shopping, sa mère lui explique qu’elle devient une « demoiselle », et qu’elle doit pour cette raison choisir une robe pour elle seule. Annie, habituée à tout partager avec sa mère, y compris ses vêtements, perçoit cet évènement comme une trahison, l’élément déclencheur de sa crise d’adolescence.

La crise d’adolescence ne doit pas être prise ici pour une formule fourre-tout pour discréditer le mal-être et la révolte des ados. Annie John nous suggère de revisiter cette période de la vie comme une véritable crise. L’adolescence y est donc présentée comme une découverte de soi qui s’étale sur huit parties suivant l’évolution du personnage.

Le choix d’une narratrice interne fait évidemment sens en vertu de cette revisite. L’idée n’est pas de montrer l’adolescence comme un fait, mais plutôt comme un vécu. Et c’est le poids qui est donné au roman par l’autrice Jamaica Kincaid : il n’y a aucun regard moralisateur ou même moral sur l’histoire, mais les lectrices et les lecteurs s’immergent dans l’univers de la personnage pour la comprendre avant de l’expliquer.

« Si on m’avait demandé ce qui s’était passé en moi, je n’aurais su le dire. Un brouillard m’entourait, léger d’abord, et qui me permettait de voir au travers, bien que pas très distinctement. Puis, la brume s’épaississant, je ne voyais même plus ma main si je la tendais devant moi. »

Cette découverte de soi se joue principalement face aux autres. Annie entre à l’école, et elle s’essaie aux compétitions de la cour de récré : plaire aux professeures, dépasser la meilleure de classe, devenir populaire. À une époque où les écoles n’étaient pas mixtes, les jeunes filles se comparent, surtout physiquement. Annie a ses premières règles avant les autres, elle se développe grâce au sport, et la taille de ses seins l’obsède.

Ensuite, il y a son rapport avec ses parents qui change brusquement. D’une part, elle comprend que sa mère la responsabilise de plus en plus, ce qu’elle ressent comme un abandon auquel elle réagit hostilement. Elle la surprend un jour en train de masturber son père et se promet de ne plus jamais lui tenir la main. D’autre part, elle voit dans ses parents toute sa raison d’être et craint de devoir s’en séparer. Elle se retrouve seule, croyant que, si même ses parents la trahissent, elle ne peut plus compter que sur elle-même, sans avoir encore l’aplomb nécessaire pour y parvenir.

« Le monde dans lequel j’étais née pesait sur moi comme un insupportable fardeau et je souhaitais le voir se réduire à une toute petite chose que je maintiendrais sous l’eau jusqu’à ce qu’elle crève. Pour dissimuler ce que je ressentais, j’inclinai la tête de côté et souris à maman – ce qui lui fit plaisir. »

Et puis, elle rencontre Gwen, avec qui elle entretient une relation ambigüe, entre amitié et amour. Plus précisément, elle tombe amoureuse de son amie, sans jamais mettre de mot dessus. Alors que pour Gwen, les deux jeunes filles restent indiscutablement copines, Annie se projette seule dans ce couple, avec ses joies, ses désirs et ses jalousies. Par exemple, elle séduit d’autres filles pour se venger de l’indifférence de Gwen, sans que cette dernière ne soit même mise au courant.

L’Annie enfant prend non seulement conscience d’elle-même, mais elle se transforme aussi. Cela la plonge dans un état mélancolique, un « brouillard », sa « maladie », qui fait l’objet des stéréotypes accolés aux ados. Elle comprend progressivement qu’elle doit faire le deuil de cette Annie-là qu’elle ne peut plus être, et apprend à faire les choix qui s’imposent à l’Annie adulte qu’elle devient. La structure du roman transmet cette lente transformation grâce à la répartition éparpillée des informations et descriptions à propos d’Annie qui seraient plutôt attendues en situation initiale.

« Pendant une courte période, l’année de mes dix ans, j’ai cru que seuls mourraient les gens que je ne connaissais pas. […] Jusqu’alors, je ne savais pas que des enfants pouvaient mourir. »

L’incipit donne le ton. On entre in media res2 dans ses réflexions sur la mort. Annie est stupéfaite d’apprendre que des enfants peuvent décéder et commence à espionner le cimetière près de chez elle. Elle entend que la fille d’une amie de sa mère y a été enterrée et en parle à ses camarades de classe avec une naïve fascination, marquée par la présence du terme « mort » dans le registre plutôt euphémisé du chapitre.

En définitive, Annie John raconte ce moment de la vie où on n’a plus l’impression d’être vraiment soi-même, où les évidences du passé s’effondrent et où il s’agit d’en rechercher de nouvelles, entre la nostalgie, la peur et aussi l’excitation de l’âge adulte. Tout cela mène Annie à prendre une lourde décision à la fin du roman, la première. Elle doit prendre en compte toutes les conséquences que cela entraîne et l’aspect dramatique de ce dernier chapitre particulièrement émouvant provoque en nous une empathie qui nous a peut-être manqué lors de nos crises d’adolescence à nous.

Même rédacteur·ice :

Annie John (1985)

de Jamaica Kincaid
Traduction de l’anglais par Dominique Letellier
Cambourakis, 2025
148 pages

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