blissful asphalt de Camille Picquot
« Jouer des heures durant avec la ville comme terrain »
Dé/nicher #4
En laissant libre cours à son intuition, la photographe Camille Picquot explore, avec blissful asphalt, la quotidienneté de la ville sans s’affranchir de son côté crade. Pourtant, le vrai sujet ici, c’est le soleil. Direct ou réfléchi, il révèle la poésie du réel, intrinsèque à la lutte des « animaux urbains » que nous sommes.
Blissful asphalt – « bienheureuse asphalte ». Dans sa série de photographies, Camille Picquot fait fi des contraintes d’un mode opératoire trop cadenassé pour explorer l’urbanité. Bitumée, sale, grouillante, la ville y est pourtant toujours le théâtre d’élans lyriques, lumineux, vivants. Les moments capturés deviennent dès lors la syn- thèse d’une rencontre constante entre le chaos ambiant et la poésie urbaine.
Originaire de France, Camille tombe amoureuse de Bruxelles lors d’une visite hasardeuse, et décide de s’y installer pour entreprendre ses études en art. « C’est limite marrant parce que l’attirance était tellement forte pour Bruxelles que j’étais un peu dubitative. C’est comme quand t’as un crush un peu facile et que tu te dis que ça doit surtout être de l’attirance physique, que c’est pas possible que ça dure... Et en fait, là, ça va faire douze ans et il n’y a pas de démenti, au contraire : plus j’apprends à la connaître, cette ville, plus elle m’intéresse. Il y a la façade des institutions européennes et d’un Bruxelles mignon, mais derrière, il y a un truc un peu dark, un peu système D, qui est inspirant, malgré l’immobilité de la ville que je trouve parfois pesante. »
D’une démarche presque méditative, Camille se fait alors la témoin de la ville, pour en révéler son paradoxe. En photographiant instinctivement les bas-fonds, elle laisse place à une impression viscérale, qui sous-tend des réflexions sociopolitiques ancrées.
« Pour moi, une idée de photo, c’est une question. C’est un truc qui va chercher : je vais faire des images couche par couche, jusqu’à trouver une voie. Ça ressemble vraiment à avancer dans une jungle avec une machette, dans le sens où je fais une profusion d’images dans laquelle je vais tailler un truc avec un fil conducteur. Au début, pour blissful asphalt, c’est une impression hyper paradoxale sur notre présent, l’époque dans laquelle on vit, ce que c’est que d’être en ville, d’être un animal urbain. »
Le côté foisonnant de la ville met en lumière la résilience de celles et ceux qui y habitent à y trouver constamment une forme de beauté. Plus encore, cette adversité donne lieu à une lutte d’adaptation, où la survie crée naturellement des jaillissements poétiques. Camille s’inscrit ainsi dans la lignée du texte la Survivance des lucioles de Didi-Huberman1, qui soutient que le cœur existentiel de l’humanité et sa poésie se dénichent avant tout dans ses moments d’infortunes.
« Dans une période bouchée qui demande presque de s’anesthésier, comme celle qui est la nôtre actuellement, il y a des formes de vie inattendues, des formes de résistances imprévues ou des formes de beauté un peu bizarres qui sont presque gênantes à constater. C’est marrant de trouver des formes visuellement poétiques dans un environnement toxique. »
Ce qui donne lieu à blissful asphalt, une série qui s’appréhende dans le détail, afin d’en décortiquer les différents niveaux de lecture, résultat d’une capacité d’observation accrue mais aussi d’une intelligence profonde : les clichés, instantanés, font état d’une intuition. Troublantes, parfois même dérangeantes, les photographies jouent sur les apparences, les faux-semblants, sur des rôles parfois caricaturaux. C’est une fois mises ensemble que les images font sens : la cohérence se crée dans la symétrie, dans la réponse que se renvoient les différentes scènes, jusqu’à élaborer une fresque urbaine qui n’oublie pas des éléments de la nature. On y décèle une recherche de mouvement, un jeu de géométrie aux lignes brutes, claires, précises, qui mettent en scène une certaine latence mélodique ; des moments suspendus de beauté à l’importance sensorielle. Le travail, quasi pictural, s’apparente à des tableaux baroques, riches, contrastés, où la lumière tient un rôle primordial. Blissful asphalt se joue des reflets du soleil, tantôt chauds et enrobants, tantôt argentés et tranchants.
« À première vue, la série est assez claustro : on ne voit pas trop le ciel, c’est assez fermé... Pourtant, le sujet, c’est le soleil, c’est la star de la série ! » Entamée dans le cadre d’une résidence au Wiels, la série s’apparente pour Camille à des retrouvailles avec le médium photographique.
« Ce n’est pas un hasard qu’il y ait de la lumière sur ces images : c’est de la lumière qui émergerait un peu du noir, ou de la lumière un peu violente dans des environnements sombres... C’est comme un papillon de nuit qui serait attiré par la lumière parce qu’il en a manqué, ou juste parce que c’est une redécouverte dont on a besoin, ce soleil. Je suis persuadée que mon état d’esprit à ce moment-là a vraiment cimenté tout le projet. Il y a une composante psychologique là-dedans : c’était une sortie de tunnel. C’est un peu grandiloquent, mais ça coïncidait avec une seconde naissance. »
Blissful asphalt lui a permis de retrouver la photo de rue, d’utiliser la ville comme terrain de jeu tout en favorisant des rencontres aléatoires, en photographiant ses sujets dans leur environnement propre. « Ça pourrait s’appeler anthropologique ou éthologique, en tout cas j’ai toujours l’impression d’être un animal qui en enregistre d’autres. Je crois qu’en photo, il y a une incitation à une prise de recul maximale sur ce qu’on regarde. »
L’approche de Camille synthétise ici son rejet du système, à la fois par ce qu’elle montre de ses sujets (« Bruxelles, il fait bon y être bizarre ! ») mais aussi par son modus operandi. Mise en scène, capturée sur le vif, imaginée en amont ou hasardeuse, chaque image recèle sa propre identité et l’injonction à la norme est réfutée. Par essence, la photographie est une manière de mettre en récit, de faire fiction, que ce soit par le cadrage, le sujet, le regard... Finalement, la méthode importe peu puisque ce qui en résulte est le reflet de ce qu’elle vit et perçoit.
« Ce n’est pas parce que c’est construit ou orienté que ce n’est pas réel, vrai, concret. Je me suis un peu débarrassée de cette question du documentaire ou de la fiction, pour me retrouver dans un bricolage constant entre la mise en scène et l’enregistrement du réel.
Au sens littéral comme au sens métaphorique, blissful asphalt laisse ainsi une impression éclairée. Le choix du titre, et sa transposition en anglais, sonnent alors comme une évidence : « Le côté biblique du mot blissful est arrivé incidemment, ça n’incarne pas une foi religieuse. Par contre, l’ingrédient spirituel, je le revendique clairement. Ça représente la notion d’espérance dans ce qui régit la vie, dans la puissance de la vie même, dans les formes de survivance qu’on peut opposer à ce qui est détruit. Il y a beaucoup de foi qui est mise dans ce projet, qui a été fait avec beaucoup de plaisir aussi. »
Blissful asphalt symbolise cette renaissance, cette providence, cette résilience, pour incarner définitivement une image solaire du réel.