critique &
création culturelle

Causeries sur les musiques chinoises de 2024

Utopies urbaines – sixième partie

NoTrace Band a fait forte impression sur le rédacteur et l’ornithorynque, si bien qu’ils sont entrés en symbiose le temps d’un concert improvisé du groupe. Alors qu’ils se dirigent maintenant dans quelque direction inconnue pour écouter J-Fever, le rédacteur revient sur un curieux épisode vécu quelques semaines plus tôt, avant d'écouter le concert qui clôturera enfin leurs discussions.

Un rédacteur décidé – Et le très étonnant « Abyss » va dans le sens de ce que vous dites. « Abyss » n’a absolument rien de léger et on retrouve même certains aspects du malaise exprimé dans l’album de NoTrace Band. C’est un morceau caverneux rempli d’amertume et d’une menace pesante, qui gronde sous la pression d’une rage sans commune mesure avec quasiment tout ce que le groupe a pu sortir jusqu’à ce jour.

Orni l’ornithorynque – Exactement à l’opposé de J-Fever dont nous entendons déjà des bribes. C’est un rappeur connu pour ses ambiances paisibles et sereines... Et en parlant de sérénité, tout ceci me rappelle une curieuse rencontre que j’ai faite il y a environ deux semaines.

Un rédacteur intrigué – Je vous écoute avec plaisir.

Orni l’ornithorynque – La personne en question ne m’a jamais dit son nom ni d’où elle venait. J’étais arrivé à me débarrasser de Socrate, qui devenait pesant à la longue, et m’étais engouffré dans une forêt clairsemée dont les arbres luttaient pour survivre dans un environnement rocailleux. L’inconnu s’était installé contre un rocher de haute taille plongeant dans l’ombre tout un pan de la végétation, ainsi réduite à ramper péniblement pour capter quelques rayons de soleil. Il jouait tranquillement du pipeau, les traits du visage détendus et sa poitrine s’élevant et s’abaissant à un rythme si lent qu’il en était imperceptible. Je n’avais pas l’intention de le déranger, mais un lapin sauvage qui s’enfuit devant moi trahit ma présence. Lentement, sa tête se tourna vers moi, sans animosité. Il me fit signe de m’approcher. Son sourire amical finit de me convaincre que je ne craignais rien à le fréquenter. Et figurez-vous, c’était un amateur de musique méditerrienne ! On finit donc, le plus naturellement du monde, par parler de quelques sorties que vous et moi n’avons même pas eu encore l’occasion d’évoquer :

L’inconnu – Votre arrivée impromptue me rappelle celle des deux EP de Sijiang Chen sortis début 2024 [BJYY et XQAH – NDR], la chanteuse et parolière de Hiperson. Apparus par surprise, ils ont eu le don de me réjouir par leur grande originalité, tranchant avec tout ce qu’elle a pu développer en compagnie du groupe. Je les définirais par un cœur d’amertume enveloppé d’une fine couche de sucre acidulé. La légèreté n’y est qu’apparence. La dimension enfantine et badine de certaines ambiances dessine un masque craquelé par trop d’endroits pour tout à fait convaincre de la douceur qu’elle présente. Au contraire, une inquiétude sourde ne cesse de poindre derrière des accords faussement naïfs. Quand je vous vois, pareillement, je ne peux que me réjouir de l’innocence qui enveloppe votre présence. Et, en même temps, vous sentez l’orage de tous vos pores ainsi que le poids des épreuves.

Moi – Effectivement, je viens de quitter un peu lâchement une connaissance pour me perdre en ces bois. Je ne suis pas parvenu à lui partager franchement mon envie de le quitter. Il a tellement changé depuis qu’il a pour ambition de devenir roi-philosophe ! Sa pensée si libre est devenue une prison qui m’enserrait jusqu’à devenir pour moi une seconde peau dont je sentais les écailles se substituer à ma chair et effacer ma parole alors si libre que je me plaisais à disperser à la moindre bise. Peut-être recherchais-je un peu de cette liberté enfantine à travers cette aventure forestière ? Qui sait, moi-même je ne sais rien de mes propres intentions. Ornithorynque, mon être est entièrement tissé de contradictions.

L’inconnu – Peut-être pourrait-on parler de musique pour vous apaiser ? J’ai entendu le dernier album de Lonely Leary il y a peu. Je ne sais pas si cela vous dit quelque chose.

Moi – Tout à fait ! Un groupe qui a déjà largement fait ses preuves. Leur premier album date de 2018 et ils sont liés à l’écurie Maybe Mars, si je ne m’abuse, un label méditerrien de premier plan connu pour son orientation post-punk. Ils avaient sorti un très bon album live il y a quelques années et maintenant les voilà de retour avec 间冰期 (Jiān bīngqí - Inter Ice Age), où ils font preuve d’une formidable diversité d’ambiances, depuis des pistes aux rythmes traînants qui rappellent des westerns crépusculaires où le temps s’enlise en même temps que les paroles, jusqu’à des morceaux bien plus nerveux voire enjoués. Cependant, dans la plupart des cas, on retrouve cette sorte d’inquiétude, de fébrilité qui a marqué de nombreuses sorties méditerriennes de 2024 et qui tire les morceaux vers l’avant dans une sorte de course-poursuite perpétuelle. Vraiment un très bel album, impeccable à tous niveaux.

L’inconnu – Je suis d’accord avec vous. Il n’y a pas d’accroc, tout s’enchaîne merveilleusement bien depuis des atmosphères embrumées où le temps se distend à l’infini, jusqu’à des morceaux bien plus francs qui cavalent à tout allure. Cependant, je dois admettre que je suis quand même embarrassé.

Moi— Par quel aspect ? Je peux admettre qu’on puisse trouver cet album un peu trop sage, mais…

L’inconnu – Certains morceaux me donnent une impression de déjà entendu. Les premières notes de « Thunderous Riverside », par exemple. C’est encore plus prononcé concernant la première piste de l’album, « The Sound » (en hommage à Adrian Borland). Et cela me colle à l’esprit plus que jamais lorsque j’écoute « Underpass ». Il y a donc selon moi ici un gros souci, sans que je puisse vraiment mettre le doigt dessus… Un peu comme lorsque j’écoutais le dernier album de Carsick Cars ! Le morceau 種子 (« graine ») me fait penser furieusement à un autre et ça ne cesse de me hanter, d’autant plus que je ressens énormément d’admiration pour le groupe !

Moi – Vous êtes donc en train de soupçonner Lonely Leary et Carsick Cars de plagiat ?

L’inconnu – J’aurais préféré le contraire !

Il s’en est suivi un long moment de silence, ni moi ni l’inconnu n’étant en mesure de clore la discussion convenablement, faute de preuve suffisante pour la faire basculer en un sens ou un autre. Nous nous sommes contentés de revenir sur un autre album, sorti chez Maybe Mars l’année dernière. Ce n’était pas un album d’un groupe qui nous tenait particulièrement à cœur, sans pour autant susciter l’indifférence complète. Cela nous permit alors de mener une discussion sans déchirement ni malaise particulier... Le nom ? Ah oui, excusez-moi, c’était The Nine Thousandth Pair of Eyes de Muzzy Mum. Ce groupe a pour particularité d’être parfaitement dans l’esprit Maybe Mars. On y retrouve FAZI par certains côtés, Hiperson par d’autres, P.K.14 également… Donc un post-punk très énergique et nerveux, assez brut, fébrile, inquiet, s’autorisant de régulières ruptures de ton et virages à 90 degrés en plein galop. On a convenu ensemble que « ce n’est pas d’une très grande originalité, mais il faut admettre que c’est extrêmement efficace. « Let's Get Used to Stopping the Discussion » est en ce sens une réussite totale. Quant aux paroles, elles témoignent des désillusions déjà exprimées par NoTrace Band face à un avenir qui apparaît sans perspectives ni échappatoire. » Et puis, on s’est quitté avec un salut poli, lui revenant tranquillement à son pipeau et moi me demandant quelle route serait la plus propice à de nouvelles aventures.

Un rédacteur préoccupé – Mais cela laisse béante la question du plagiat.

Orni l’Ornithorynque – Je ne le sais que trop bien. Mais que pouvons-nous faire ? Écouter toutes les références du rock pour identifier d’éventuelles ressemblances, ce n’est pas loin de chercher une aiguille dans une botte de foin. De plus, même si nous parvenons à établir ces similitudes, il faut encore mener une analyse seconde après seconde pour être certain que ce que l’on soupçonne être du plagiat n’est pas simplement de l’inspiration. Or, je n’ai qu’une culture musicale d’ornithorynque, contorsionnée entre une multitude de styles contradictoires et sans grande cohérence. Ce n’est pas à moi qu’il faut demander d’effectuer ce travail de fourmi. Gardons donc ces questions pour Ignacide Sabilina, le rédacteur qui nous donne à présent vie, voulez-vous. Nous, nous ne sommes après tout que des fictions taillées pour donner du relief à ses caprices stylistiques. Plutôt, profitons de J-Fever, maintenant que nous y sommes.

Un rédacteur attristé – Je reconnais le couple. Il s’est installé sur le gazon, contre un tronc d’arbre, et s’apprête à piqueniquer. Mais nous n’allons pas les déranger. En tout cas, c’est le meilleur endroit pour s’arrêter et écouter J-Fever.

Orni l’Ornithorynque – Plus précisément, pour l’album sur lequel il rappe à l’instant, il s’agit de 你的声音变了 (Nǐ de shēngyīn biànle - « Ta voix a changé »), une collaboration avec Eddie Beats et Shijue Zhou, à l’exception de la dernière piste sur laquelle ont travaillé huit artistes, dont la fabuleuse Fishdoll. L’instrumentation est extraordinairement soignée, n’hésitant jamais à sortir de l’ornière pour surprendre par une soudaine introduction de field recording, de jazz ou d’un passage bien plus rythmé. Comme on l’entend à l’instant, le contraste est frappant entre sa douceur et la nervosité des chanteurs. C’est une pure merveille d’une grande créativité. Je sais que l’on peut reprocher une trop grande mollesse, que ça manque de mordant, jusque dans les paroles qui évoquent le quotidien le plus banal, mais ce n’est pas ce qu’on cherche chez J-Fever. On recherche une balade rêveuse, à se laisser bercer et emporter, pour en fin de compte en ressortir avec une nouvelle vigueur. Regardez d’ailleurs combien tout est paisible autour de nous ! Le couple s’est mis à plaisanter doucement et maintenant s’enlace. Devant, tout le monde sourit du coin des lèvres et nous sentons combien la paix irradie de leurs regards. Le public n’est plus qu’une immense respiration dont l’atmosphère regagne sa pureté.

Un rédacteur enthousiasmé – Et la dernière piste retentit ! Ecoutez comme tout s’éveille avec ce chœur de gospel qui surgit et tranche merveilleusement bien avec le reste de l’album par l’énergie qui s’en dégage ! Or, il me semble que le gospel est étranger à la Chine. C’est donc d’une audace…

Orni l’Ornithorynque – Pas tout à fait. La Méditerranie possède une communauté religieuse évangélique importante, même si négligeable à l’échelle du pays, de plusieurs millions d’adeptes. Cela veut dire qu’il existe aussi une culture gospel. Cependant, je rejoins votre enthousiasme, car la musique gospel chinoise est souvent de la soupe de bons sentiments qui n’éclate pas autant que ce véritable feu d’artifice !

Un rédacteur passionné – Merci pour ces précisions infiniment précieuses. Elles ouvrent des portes que je n’aurais même pas soupçonnées.

Orni l’Ornithorynque – Et nous avons encore tellement à dire !

Un rédacteur penaud – Je vous approuve complètement. La musique méditerrienne est d’une richesse inouïe et nous n’avons même pas fait le tour de tout ce qu’elle nous a offert l’année passée. Mais, déjà la journée de concerts s’achève, et il nous faut nous séparer. J’aurais aimé vous parler de l’album gothique de Demon and the Eleven Children, de la collaboration sino-taiwanaise entre Gong Gong Gong et Mong Tong, du dernier album de ROMO, de la dernière folie de South Acid Mimi, des nouvelles compositions enragées de XiAOWANG, dans Kachakacha, mais le temps nous manque malheureusement, puisque je ne suis pas destiné à aller au-delà de ces lignes, que déjà je m’étire au-delà du temps qui m’a été imparti, que déjà je suis au-delà de ce que mon destin m’a dicté d’être, tout comme ce monde se déchire par petits bouts de papier tandis que je couche ces mots d’encre coulés dans une épaisse tristesse.

Orni l’Ornithorynque – Le bonheur de ces instants révèle malheureusement ses artifices. Moi-même, je sens que mon histoire est réinscrite sur ses précédentes intrigues, comme on remettrait ma vie sur les rails auxquels elle est destinée. J’aurai été heureux de vous rencontrer. Si vous le souhaitez, peut-être pouvons-nous continuer jusqu’à l’extrémité de ce monde fabuleux, jusqu’à l’extrême limite où nos récits se tissent encore. D’après ce que je vois, c’est juste là-bas, sous ce réverbère. Nous ne l’avions même pas remarqué, mais c’est sous son ombre que nous nous sommes rencontrés la première fois. Il ne faisait alors que se profiler sans utilité, mais à présent il est notre seule lumière.

Un rédacteur décidé – Marchons.

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