Dans son premier roman qui lui vaut le prestigieux National Book Award, Tess Gunty prend la peau de divers personnages tous haut en couleur et insipides à la fois, pour décrire la chute d’une jeune femme quasi mystique. Écoutez-moi jusqu’à la fin questionne la notion de destins en un roman noir, mais tendre.
« Au-dessus de son lit, elle a scotché des biographies déprimantes de gens dont personne n’a entendu parler. » C’est dans cette phrase anodine rencontrée dès le début du roman qu’on découvre en résumé toute l’intention de Écoutez-moi jusqu’à la fin . Le récit prend lieu dans un immeuble un peu pourri, la Résidence à Loyers Modérés La Lapinière — communément appelée par ses résidents le Clapier — dans une ville toute aussi pourrie, Vacca Vale. Ancienne reine industrielle grâce à la prospérité de l’entreprise automobile familiale Zorn, la ville est aujourd’hui l’incarnation de la déchéance : désaffectée, triste et morne, lieu de perdition de citoyens tout aussi ternes. C’est sur ces quotidiens désabusés que s’attarde d’ailleurs le récit. Sur fond de thriller mystique, Tess Gunty dresse ainsi les portraits d’individualités déchues ; une collection d’échecs, de fatalités tordues, de personnalités renfermées aux membres biscornus. Même Blandine Watkins, l’héroïne du roman, ne fait pas exception à la règle.
« La plupart des gens sont beaux parce qu’ils ressemblent à la moyenne de tout le monde, mais Blandine est belle parce qu’elle a l’air bizarre. Asymétrique. Une beauté qui devrait être laide mais qui ne l’est pas. »
À défaut de refléter les canons de beauté, Blandine est spirituelle, indépendante, étrange, maligne : une personnalité qui attire autant qu’elle intrigue. Elle voue une passion pour « les mystiques », ces femmes qui vivent de nature et d’espoir, avec une obssession particulière pour Hildegarde, cette jeune martyr, résolument supérieure, qui ne cède aucun terrain à ses oppresseurs malgré la torture. La jeune femme y reconnait sûrement un modèle de résilience, d’abnégation, pour elle à qui la vie n’a pas souri. Esseulée et le cœur brisé, Blandine a vécu toute sa vie sans vraie famille ni foyer. Et comme il semblerait qu’il s’agit là encore du destin des femmes fortes, indépendantes et particulières, ce sont ces qualités qui finiront par provoquer sa chute — par jalousie, possessivité, envie, folie.
Si le roman noir multiplie personnages et sous-intrigues, son point névralgique, figuré par la jeune Blandine, n’en est pas moins précis. Dès l’ouverture de Écoutez-moi jusqu’à la fin , on comprend que celle-ci va connaître une issue funeste, victime d’un crime probablement passionnel, violent au point d’en « sortir de son corps », une expérience transcendante quasi espérée, qui marquera l’apogée de son histoire. Ne reste plus qu’à décoder les évènements qui mènent au point de rupture… L’ensemble du récit se déroule ainsi en tension autour d’une date fatidique : le 17 juillet. Presque toute l’action se déroule la veille, le jour précédent ou encore quelques mois plus tôt, revisités comme des souvenirs vécus via des flashbacks juste avant le moment clé.
« Dans la chambre psychotiquement propre de Todd, face à un ventilateur en plastique qui barattait l’été devant la fenêtre, je voulais tous les extrêmes en même temps : je voulais mourir, tuer, baiser, trouver mes parents et les ramener à la vie puis les tuer, puis les enterrer et hurler, hurler, hurler. »
Écoutez-moi jusqu’à la fin pourrait s’apparenter à un Cluedo à taille humaine, où les indices se recoupent au fil des témoignages pour mieux comprendre ce qui attend la jeune femme. Car au-delà des diverses temporalités qui s’entremêlent, le roman se caractérise par une multitude de voix et de personnages qui viennent nourrir le récit. Chacun de ces destins se croisent avec plus ou moins d’incidence. Le caractère choral du roman donne presque l’impression, à certains chapitres, d’être face à une série de nouvelles indépendantes, qui s’imbriqueraient au niveau du détail.
Chaque histoire, chaque individualité, se tient à elle toute seule et fait preuve d’une richesse particulière. On retiendra particulièrement l’auto-nécrologie de l’actrice Elsie Blitz, qui romance sa fin de vie en y ajoutant une aura mystique ; le chapitre à propos de Pearl, inspiré d’une histoire vraie où l’autopsie d’une femme révèle l’inversion de tous ses organes, qui détaille l’intérieur du corps de la protagoniste comme le paysage miniature de la ville qu’elle chérit et qui la révulse tout autant ; ou encore l’excellent chapitre « Cluedo », qui nous partage la panique d’un homme en proie à trois troubles tous plus étranges les uns que les autres : une peur physique du métal, une compulsion à aller taguer les murs de la ville et une schizophrénie paranoïaque qui le propulse dans un cluedo grandeur nature où sa femme serait la victime imposée.
« Il porte sa testostérone comme une eau de Cologne puissante. »
On ne peut que reconnaître le talent de l’autrice pour esquisser ses personnages. Tess Gunty se cache derrière différents narrateurs et procédés techniques pour dresser des portraits détaillés, pas tant physiques que sensitifs. Elle passe de la description externe d’un tiers à la narration interne des pensées d’un personnage décrit plus tôt, elle égrène les détails qui s’assemblent comme un puzzle… On finit par comprendre véritablement chacun : on saisit leur essence, leur maladresse, leurs sentiments. On se retrouve ainsi face à un carnaval de caractères qui s’enchaînent, tant primordiaux qu’anecdotiques.
« Elle se sentait chez elle dans les lieux humblement laids. C’était la seule esthétique qui parvenait à la retenir sans la rendre nerveuse ; elle n’avait pas à se soucier de ne pas la mériter. »
Au lieu de s’intéresser à des personnalités hors-normes, Tess Gunty dépeint des tranches de vie banales et peu envieuses. Les habitants du Clapier que l’on rencontre sont au final tous anodins et peu subtils. Mais les clichés qu’ils incarnent fonctionnent à merveille, et c’est leur fadeur qui les rend colorés. S’ils ne sont pas décrits sous leur meilleur jour, ils ne sont que rarement condamnés par la plume de l’autrice, qui rend leur bizarrerie et leur gaucherie charmantes. Écoutez-moi jusqu’à la fin en devient une histoire de laisser-aller aux passions en demi-teinte, un récit de survie passive, où la description des espoirs, désirs et angoisses de personnages malsains les rend au final profondément humains.