Exposition Great Black Music
Du 6 octobre au 20 décembre, l’exposition Great Black Music s’installe aux Halles de Schaerbeek après un long parcours d’au moins dix ans à travers le monde. Interactive et basée sur des documents audiovisuels, elle ouvre le regard autant que les oreilles de ses visiteurs sur l’histoire passionnante de la Black Music.
Que ce soit dans le jazz, dans le hip-hop, dans le disco, dans le rock, dans la soul, dans le metal, dans la drum’n’bass, dans la house, dans la techno ou bien d’autres courants, une chose est certaine : les cultures des ressortissants et ressortissantes africain-e-s ainsi que de leur diaspora ont profondément influencé la grande majorité des genres musicaux actuels. Il est donc légitime et même nécessaire de leur donner toute leur place et de leur dédier une exposition pour mettre en valeur tant leur influence au cours du XXe siècle que leurs racines.
Avant de se dérouler aux Halles en cette fin d’année, Great Black Music est une exposition qui prend son sens sur le temps long. Ce, à plusieurs niveaux. D’abord, à la genèse du projet, l’aventure débute il y a treize ans. Marc Benaïche, son concepteur, invité à l’université de Salvador de Bahia, se met à réfléchir dès 2007 à une exposition sur le devenir des musiques africaines à la suite de la traite atlantique. Chemin faisant, cette idée se concrétise au Museu du Ritmo , où il conçoit une exposition permanente. Devenue ensuite exposition itinérante, elle poursuit sa trajectoire jusqu’au Festival mondial des arts nègres de Dakar en 2010. Elle y atteint alors sa forme aboutie.
Loin d’être une exposition fraîchement élaborée, elle a donc voyagé à travers le monde avant d’atterrir aux Halles pour sa première belge. De plus, cette première elle-même prend son sens dans la longue durée. Le projet de sa mise en place date d’il y a trois ans. Si elle peut sembler opportuniste au vu de l’actualité du moment, cela tient plus de la corrélation que de la causalité. Les Halles de Schaerbeek ont en effet à cœur depuis déjà quelques années de mettre en avant les cultures africaines. L’année passée se déroulait par exemple Africapitales en leurs murs. Cet événement se déroulera à nouveau cette année en collaboration avec Point Culture. En revanche, on ne pourra pas les soupçonner d’opportunisme pour avoir organisé l’événement en pleine pandémie. Au contraire, la covid-19 les a contraints à repenser l’exposition, retardant certainement sa mise en place ainsi que le nombre de visiteurs potentiels.
La grande particularité de Great Black Music est qu’elle s’appuie sur des supports audiovisuels et des dispositifs technologiques relativement sophistiqués, en vue de procurer une expérience immersive et interactive. Assez ramassée en apparence, tenant sur cinq salles, il ne faut pourtant pas en conclure trop hâtivement qu’elle se visitera en une petite heure. Si vous comptez vous en imprégner convenablement, prenez votre après-midi ! Il ne faut pas moins de cinq heures s’il on souhaite vraiment tout voir. Ses salles renferment de nombreux documentaires, de quelques minutes à un quart d’heure, cherchant à toucher aux plus de domaines musicaux possibles. L’objectif en vue est d’offrir l’opportunité aux visiteurs d’avoir une vue d’ensemble sur un domaine d’une extraordinaire richesse et complexité. Pour cela, de salle en salle, il ou elle pourra côtoyer Fela Kuti, Miles Davis, Aretha Franklin, Michael Jackson, les pratiques vaudou, les traditions musicales d’Afrique du Nord, le hip-hop africain, Harry Belafont, Kassav, les origines du rhythm’n’blues, Franco (du très important groupe de rumba congolaise O.K. Jazz)… Mais aussi Elvis Presley et d’autres artistes occidentaux qui ont pris la suite de genres représentés essentiellement par des africains et afrodescendants. Le but n’est pas de diviser, mais bien de suivre les allers-retours, les va-et-vient depuis le fond culturel traditionnel africain jusqu’à leur réappropriation des traditions musicales occidentales et au-delà, jusqu’à la réappropriation occidentale de ces réappropriations. Ces musiques se caractérisent en effet par des dialogues. Ce sont ces dialogues dont il s’agit de rendre compte, et non pas d’un esprit de clocher qui serait susceptible de gâcher un univers plein de promesses de réconciliation.
Mais qui dit films dit dispositifs de visionnage. L’exposition est initialement conçue pour fonctionner avec des smartphones. Lorsque l’on s’approche d’une borne avec l’un d’autre eux, le film démarre. Cela permet de ne pas avoir à prendre une vidéo en cours de route, et par conséquent empêche les distorsions interprétatives. Or, avec la pandémie, il est exclu d’utiliser de tels dispositifs du fait du risque de contamination qu’engendre le passage d’un appareil d’une personne à l’autre. À la place, chaque personne reçoit un bracelet en caoutchouc qui sera systématiquement désinfecté après la visite. Chaque visiteur sera donc amené à le passer au-dessus de la sélection qui l’intéresse pour enclencher la vidéo. Pour l’avoir essayé, je dois toutefois souligner un léger souci. Comme les sélections disponibles se situent sur des panneaux l’une à la suite de l’autre, à de rares occasions surviennent des petites imprécisions par lesquelles la mauvaise vidéo s’enclenche. Or, une fois la vidéo enclenchée, il n’est pas possible d’en relancer une autre. Le zapping est prohibé. Lancer une vidéo comporte un engagement. Ce n’est pas spécialement rebutant, comme il est toujours possible de continuer à déambuler vers une autre vidéo un mètre plus loin si la vidéo lancée par mégarde ne convient pas, mais c’est une chose à savoir qui n’est pas mentionnée durant l’exposition.
Quoi qu’il en soit, le contenu de cette exposition est d’une rare richesse et ouvrira de nombreuses portes aux curieux et curieuses voulant élargir leurs horizons. D’autant plus que la répartition des espaces en thématiques bien pensées et l’aménagement bien agencé rendent Great Black Music aussi intelligente qu’agréable à visiter.
La première se consacre ainsi aux monuments de la Black Music . La seconde fait découvrir le continent africain à travers une installation audiovisuelle de haute volée et des documentaires et enregistrements musicaux qui ouvriront les yeux comme des soucoupes. Je conseille chaudement la vision de Soufis & bantous , qui met en évidence le fond musical commun partagé entre l’Afrique australe et essentiellement l’Indonésie. Ce petit documentaire constitue une ouverture bienvenue vers les échanges culturels, souvent laissés de côté mais néanmoins importants, entre ces deux continents. Il est par exemple notable que Madagascar est constituée d’une population aux origines très diverses, ce qui les différencie tant culturellement que physionomiquement du reste de l’Afrique.
Si les deux premières salles sont dans la continuité l’une de l’autre, la troisième est en rupture nette, tant thématiquement que dans son agencement. À grand renfort d’effets spéciaux qui ne jureraient pas dans la maison hantée d’un parc d’attraction, elle s’arrête sur les pratiques rituelles vaudou. La dimension religieuse a été cruciale dans la transmission des traditions musicales africaines jusqu’aux Amériques. Plus encore, on pourrait se risquer à dire que le métissage entre les traditions musicales européennes et africaines incube d’abord dans ces milieux avant de s’en émanciper et d’imprégner les genres musicaux populaires. Mais ce genre d’affirmation mérite bien sûr plus de développements. Ici, tout au plus, le concepteur de l’exposition donne des pistes de réflexion.
La suite se veut en revanche bien plus classique, contextualisant historiquement les musiques abordées jusque-là. Puis, il s’ensuit un retour à l’histoire des musiques noires américaines, sur le même modèle que les deux premières salles mais avec un nouvel agencement. Ces variations ont le mérite de renouveler constamment l’intérêt. Chaque thématique a droit à sa propre structuration spatiale.
D’ailleurs, c’est sur une dernière réinterprétation du dispositif audiovisuel que se conclut l’expo. Cette fois, elle s’ouvre aux horizons qui se présentent actuellement pour les musiques noires. Bien sûr, il faut compter sur le hip-hop, mais aussi, jusque-là timidement mentionnées, les musiques électroniques ici évoquées par le biais du court documentaire Black Music Machine. Ces dernières sont survolées, mais elles méritent pourtant à elles seules une section entière. À Detroit, aux origines de la techno, on retrouve exclusivement des afro-américains comme Jeff Mills, Juan Atkins, Derrick May, voire plus tard Carl Craig. Mais il faut compter aussi sur Drexcya, projet techno soutenu par un mythe afrofuturiste lié à la traite atlantique. De quoi enrichir considérablement le projet de Marc Benaïche.
Or, ce n’est pas le seul élément sur lequel l’exposition n’offre qu’un point de vue très parcellaire. Selon les mots mêmes du concepteur, la question de la danse aurait mérité une plus ample représentation. Il n’y a rien de plus vrai. Le jazz, par exemple, prenait d’abord son sens dans les milieux populaires à travers la danse. Toutefois, la Seconde Guerre mondiale et l’avènement du be bop ont marqué un tournant dans le genre musical. Ainsi, aux origines du jazz, le tap dance (préférable à la traduction française « claquettes ») jouait un rôle crucial en apportant un accompagnement rythmique à la musique. Si le lien entre musiques africaines et claquettes semble distendu (claquettes rime plus avec l’Irlande ou avec Fred Astaire dans l’imaginaire collectif), il faut revenir aux siècles d’esclavage en Amérique du Nord pour que cela prenne son sens. Comme les esclaves africains se voyaient interdits de jouer de leurs instruments à percussion traditionnels, ils se sont servis de leurs pieds. Ainsi, au lieu de se perdre, ce pan de leur culture s’est déplacé pour se conserver jusqu’à se retrouver lié au jazz. Ensuite, Fred Astaire et les autres n’ont fait que se réapproprier cette tradition, dans les va-et-vient si caractéristiques des évolutions musicales du XXe siècle. Autant dire que la danse raconte énormément de choses et que Marc Benaïche a bien raison d’avoir quelques regrets à ce niveau.
Toutefois, une chose est certaine : on ne peut jamais être exhaustif. Le but de l’exposition ne va d’ailleurs pas dans ce sens. Elle a surtout pour vocation d’ouvrir grand les yeux sur un univers musical extraordinairement vaste et frappant de son sceau au moins 80% des genres musicaux les plus représentés actuellement. Si au début de la visite on reçoit un ticket avec un QR code, ce n’est pas innocent. Il servira une fois chez soi à consulter tout ce qui a été vu et entendu, afin de prolonger l’expérience. Sur le site internet, on retrouve les morceaux de musique, les titres des documentaires et même des textes qui ponctuent les pas du visiteur. Autant dire que la visite de Great Black Music n’est pas une fin en soi, mais l’occasion de découvertes sur le long cours et d’exploration de nouveaux chemins.