L.A. Tea Time
L.A. Tea Time , bonbon acidulé qui picote agréablement les yeux, a été diffusé au BAFF le samedi 13 novembre, après un apéritif pictural parmi les fantômes de Cézanne. Convaincu à la première vision qu’il s’agit d’une des meilleures œuvres du festival, il est temps de plonger plus avant parmi ses paysages, ses contradictions, jusqu’à ce que moi-même je doute de ce que j’ai vraiment à y voir.
Au départ, tout présageait que L.A. Tea Time soit un documentaire léger et agréable, faisant place à la fantaisie, à l’humour et même à la poésie. Sophie Bédard Marcotte, la réalisatrice, atteint la trentaine d’années et décide, pour marquer le passage de ce seuil important, de partir à Los Angeles, à la rencontre de Miranda July dont elle est une admiratrice. Pour parvenir à ses fins, il n’est pas question de partir en avion, mais bien de parcourir les routes en compagnie de sa directrice photo et amie. Elle part ainsi de Montréal et est entraînée dans une très longue aventure marquée par une grande diversité de paysages, par son goût pour l’émerveillement et par de nombreuses personnes hautes en couleur. Toutefois, les moments où cette douceur se trouve brisée sont nombreux. Les choix sont souvent trop radicaux pour simplement témoigner d’une volonté de proposer un journal de voyage divertissant. Au premier regard, les émotions grandies sous l’effet des nombreuses surprises donnent l’impression d’une douce idylle, d’une lune de miel où l’on se plait à se regarder dans le blanc des yeux. Cependant, au fil du temps on s’acclimate à l’autre, la magie se fait plus discrète et les fractures se dévoilent sous la brume cotonneuse qui jusque-là nous drapait dans l’illusion.
C’est ainsi que j’ai commencé à voir en L.A. Tea Time un espace bien plus singulier que ce premier aperçu assez lisse pourrait laisser croire. Atteindre la trentaine, c’est également atteindre un état d’esprit où la jeunesse s’éloigne pour de bon et où pour autant ce qui est à venir ne s’est pas encore tout à fait installé. Cet âge peut ainsi être vu à la manière d’un cadre qui se morcèle, dont les rebords s’effritent, puis finalement se brise en laissant un blanc qu’il faudra s’efforcer de remplir ou d’assumer avant qu’il ne soit trop tard. Tel le destin du poisson rouge dans Moi, toi et tous les autres de Miranda July. Ce dernier est oublié sur le toit d’une voiture lancée à pleine vitesse. Il nage peut-être confortablement dans ses dix centilitres d’eau, de l’oxygène à disposition pour peut-être un jour ou deux. Il faudrait opérer de savants calculs pour estimer précisément combien, tenant entre autres compte de la quantité d’air qu’un poisson rouge absorbe par ses branchies par minute, la quantité de CO² rejetée et la quantité de molécules d’oxygène à disposition. Cela ne changerait toutefois rien au constat immédiat que sa situation est sans nul doute précaire. Encore plus si, en recensant avec minutie les différents dangers qu’encourt le pauvre animal de compagnie, l’esprit physicien se penche parmi d’autres sur les questions de l’accélération, de la gravitation universelle, de l’inertie, et, bien entendu, sur le fait que le toit de la voiture aboutit des quatre côtés sur un vide que seule la route interrompt. Toutefois, au moment présent, tant que la voiture ne freine pas, le Carassius auratus aura la vie sauve.
Sa vie actuelle ne tient ainsi plus que sur une aiguille. Durant la période médiévale, de savants scolastiques avaient longtemps débattu sur la possibilité d’un ange à tenir au sommet d’une épingle. Miranda July prouve pour sa part que l’existence n’a pas besoin de plus pour se maintenir. Même si le cadre s’effondre sur lui-même au fur et à mesure que l’oxygène est absorbé. Même si la rupture du mouvement rectiligne uniforme annonce une mort assurée. Pour l’instant, ça tient, et il faut se vouer à ce que cela se maintienne tant que possible ; un petit miracle où l’essence de la vie se met à nu.
En revanche, le poisson rouge de Sophie Bédard Marcotte prend plutôt les traits de la tasse dans laquelle devrait se refléter sa présence ainsi que celle de Miranda July. Cette tasse a cela de particulier qu’elle ne s’est jamais vraiment brisée sous nos yeux. Elle est à la fois déjà en pièces et dans l’incertitude de son devenir. Le poisson de Miranda July s’y débat dans le marc de café pour y lire son propre avenir, mais les prédictions lui échappent. Il a certes une très bonne vue, mais il est incapable de voir ses propres écailles. Tout ce qu’il peut apercevoir, ce sont les traces de son agitation fébrile : des bancs de sable caféinés dont la dispersion forme des étendues sans relief. Ainsi, tous les paysages de L.A. Tea Time sont semblables à ce qui se serait produit après le passage d’un bulldozer qui aurait perdu toute mesure et qui aurait éclaté l’espace en une multitude de strates planes sur lesquelles la ligne d’horizon prime sur ce qui les parcourt. L’impression de liberté que délivre la scène d’ouverture n’est ici qu’illusoire. Deux personnes, points dont la direction est déjà toute tracée, se meuvent latéralement dans un univers dénudé. Un pan de nuages se découvre dans le seul but d’en révéler davantage. Ce qui a été éclaté n’ouvre pas pour autant sur d’autres univers. Il fait s’effondrer les frontières sur elles-mêmes et saillir les limites. Le paysage retourne à sa nature de reproduction d’un paysage et contredit toute éventualité d’échappatoire.
La conscience du temps dont témoigne le documentaire ne se limite pas à un accaparement glouton de tous les instants en vue de contrecarrer leur disparition progressive. Plus subtilement, elle suit les traces de son érosion et les contours de ses aspérités pour s’épanouir dans les renflements où le destin et l’aventure se tournent le dos. Par le destin apoptotique, les paysages clos et sans perspectives se multiplient. Parfois même, le plan se met en abîme brûlant dans un feu de cheminée. Les moments où le sens de ce qui est filmé est remis en cause prolifèrent. L.A. Tea Time ne naît pas d’une volonté affirmée de réaliser un film mais plutôt de questions. Verra-t-on Miranda July au bout de cette route ? Est-ce que l’objectif du film sera ainsi atteint et son existence justifiée ? Il se construit au fur et à mesure en espérant qu’il devienne un jour ce qu’il prétend être. Il n’est même pas certain que Miranda July soit véritablement l’objectif, tout juste serait-il un McGuffin1 . Le film est peut-être son propre objectif afin de ne pas se décomposer en une stricte accumulation d’images. Los Angeles, la destination, est après tout une ville de cinéma, voire la ville de cinéma par excellence, puisqu’en elle vit Hollywood. Aller à Los Angeles, c’est également enraciner cette œuvre étrange dans les lieux mythiques où tant de films ont pu éclore, alors que tout du long elle erre sans boussole autre que le mirage July. Si cela est cependant possible ! À peine capturé, Hollywood s’échappe et devient une illusion de ce qui existe désormais ailleurs.
Cela ne veut pas dire que l’aventure échappe totalement sous le poids de cette dégénérescence, voire cette vieillesse de l’image. L’aventure tourne au contraire en désaventures où l’image se stabilise en une succession d’instants qui vivent et grandissent à la façon de capsules autosuffisantes. Il s’ensuit une myriade d’éclats de tasse en écailles de poisson rouge qui miroitent en toute anarchie. Où du plan suivant peut surgir autant une vache qu’un drapeau qui refuse de flotter, qu’une canette de bière, qu’un petit ami un peu lourd qui fait prendre conscience qu’on en a vraiment assez de manger des nouvelles des politiques russo-chinoises, ou encore qu’une fleur, tous plantés dans un décor dont ils sont des composantes presque étrangères. Pourquoi devenir le motif d’un tissu qui s’étiole à chaque seconde ? Seule, en effet, la voix de Chantal Ackerman, depuis son nuage rose, semble venir assurer une fondation éphémère.
L.A. Tea Time me semble donc être bien plus qu’un road movie sympathique (bis). Il porte en filigrane un regard sur le temps , qui peut échapper mais devient immanquable une fois remarqué. Cela peut être le regard sur le temps d’une vie, L.A. T. Time pour L.A temps T. La trentaine débutée, il peut être difficile de ne pas voir les déserts qui restent à faire fructifier ou à habiter, ou tout simplement ceux derrière nous, de ne pas voir le feu dévorant du temps faire son œuvre dans le cadre des petites et grandes choses du quotidien. Mais cela peut aussi être celui d’un regard sur les limites du cinéma, où les plans sont poussés dans leurs retranchements au point de devenir des tautologies, et où ils n’ont rien d’autre à montrer que ce qu’ils contiennent. Le cinéma se dévoile simplement comme cinéma, dans tous ses artifices, ses travers, ses ratés, et s’évide au point de n’avoir pour autre vocation de parler du devenir de L.A. Tea Time comme œuvre cinématographique. Ou enfin, cela peut être celui d’un poisson rouge qui attend encore sur le toit de la voiture lancée à quatre-vingts à l’heure. Un poisson de Schrödinger qui ne sait pas s’il sera ou non mangé par le chat.