Là où se forment les montagnes de Pauline Allié
Comment s’aliéner dans le soin

Là où se forment les montagnes de Pauline Allié, au travers d’un monologue ponctué d’illustrations, pose un regard sensible sur la perte, la vie, et ce que cela signifie de se dévouer pour l’autre. L'histoire d'une perte de soi dans un monde qui mériterait de faire du care une démarche politique et collective.
Là où se forment les montagnes est le premier roman de Pauline Allié, qui n’est pas pour autant nouvelle dans le monde de la littérature. Ses textes ont en effet déjà été publiés dans divers revues et ouvrages collectifs, et elle codirige la revue Sabir ainsi que les éditions Pauline Arsène. Le roman est de plus illustré par Carlotta Bailly-Borg, artiste ayant exposé dans de nombreux lieux à travers le monde. Toutes les deux vivent et travaillent à Bruxelles.
Ce qui frappe en premier lieu à la lecture des premières pages, c’est la prose. Ciselée, non pas par des virgules qui viendraient ponctuer les phrases, mais par des points, finalisant à chaque instant une pensée de la narratrice. Comme coupée incessamment dans son élan, la narratrice semble exprimer son histoire par à-coups. Un style oral. Vivant. Sans mise en paragraphe. Un flux de conscience qui saisit des morceaux de vie, interludés par les illustrations de bouts de corps enchevêtrés, distordus, contorsionnistes et étrangement paisibles de Carlotta Bailly-Borg.
« Sa mère l’appelait par un surnom. Son frère aussi. Et moi seulement papa. Je disais papa devant vous. Je disais papa en parlant de lui. Je ne l’appelais jamais papa en m’adressant à lui. Je l’appelais papa pour parler de lui. »
La mère, narratrice, raconte à sa fille enceinte la mort de son papa ; le récit émotionnel d’une fin, mais aussi d’une émancipation. Le corps du papa se délite au fil des pages. Il s’efface. Un papa qui veut disparaitre, s’évanouir dans le décor, ne pas être un poids, mais qui, malgré tout, requiert du temps, des soins. Il semble en demander beaucoup à sa femme, narratrice à bout de souffle qui n’avoue qu’à demi-mot sa fatigue. Un travail à temps plein de care difficile pour la mère, qui l’effectue pourtant sans poser de questions, centrant sa vie et la conjuguant entièrement à celle de son mari malade.
« Avec les années j'ai pris mon temps. Je fermais les yeux. Je ramassais les fourchettes. Les couteaux. Je ne voulais pas qu'il mange avec ses doigts. Je n'ai pas de souvenir de lui en train de se baisser. [...] Sous la table les pommes de terre s'additionnaient. Je ne levais pas l'orteil. Suis vache. Hein. Après je regrettais. Je lui faisais un bisou. Il ne demandait rien. À la fin il m'appelait. Pour ci. Pour ça. Pour un peu tout. Un jour j'ai fait semblant de ne pas l'entendre. »
Au-delà de l’exercice de style, le roman offre un récit à fleur de peau. Dans le factuel, le triste et le léger, la mère arrive à faire ressentir le poids qui accompagne ses gestes à l’égard de son mari. Y a-t-il de l’amour dans ceux-ci ? Rien n’est explicite. Une tendresse de circonstances ou de normes, peut-être ? Car le récit semble douloureusement s’éclaircir suite au décès du papa. La mise au tombeau d’un mariage où la narratrice semble s’être éteinte, perdue. Alors, demeure une question : comment peut-elle exister maintenant que l’autre est parti, alors qu’elle était tout pour lui, jusqu’à n’être que lui ?
« Je dois encore m'habituer à aller seule. M'habituer à être quelqu'un. Pour la banque je suis Madame prénom et nom de mon mari. Pour l'assurance je suis Madame prénom et nom de mon mari aussi. Je dois m'habituer à devenir Madame tout court. Pour les impôts. Pour la retraite. Pour la maison. Je dois m'habituer à vivre encore vingt ans. Possible. Les vingt dernières années. M’habituer à arrêter de faire des choses que je n’aimais pas faire. »
Au contraire de son époux, qui inscrivait dans un carnet des notes à l’intention des médecins (« Rien de personnel. Pas d'émotions. Pas de pensées. Simplement les faits. ») la narratrice, dans les « faits », laisse pourtant émerger les émotions ; un filigrane de pensées qui n’est pourtant jamais mélodramatique, mais bien ancré, incarné. Le texte, sans jugement, pris dans le point de vue de cette mère, tire le portrait de mœurs qu’on aimerait d’un autre temps, où les tâches se répartissent de façon genrée, où le mari tient les comptes et la femme prend soin du logis.
« Les comptes c'était son travail. Il gardait tous les carnets. Il avait une vue globale sur notre situation financière. En fonction des fluctuations monétaires il me proposait d'attendre le mois prochain. On a toujours envie d'une broutille par-ci. Par-là. Je suivais ses conseils à la lettre. Il notait tout. La moindre petite dépense. Et si pas de ticket il notait sur un papier. Rentrées. Sorties. »
Et en même temps, malgré mes soupirs à l’égard de cette vieille époque, il m’est impossible de ne pas ressentir de chagrin pour ce papa au corps qui se disloque, à cette honte de lui-même, à ce sentiment d’exister en trop. « Il ne voulait pas qu'on assiste à sa disparition. Être effacé de la carte. Transparent. » Le papa se montre au regret d’être un poids médical pour la société, alors, sans doute par pudeur maladivement bien masculine, décide-t-il de se taire, de se faire petit, hors les rendez-vous médicaux, quitte à laisser reposer la pression et la charge mentale de sa maladie sur sa femme, pour ne pas déranger les autres.
Les illustrations de Carlotta Bailly-Borg font autant pour moi écho à ce papa qu’à la narratrice. Les corps représentés sont, comme le père, dans l'effacement, la déformation, et sont parfois aussi cachés dans des anfractuosités. Mais c’est un portrait de l’être correspondant aussi à cette mère qui n’existe pas, qui s’agglomère à son mari, qui se plie en quatre (ici de façon figurée par les traits du dessin) pour son mari.
À travers la mise en mots, la narratrice exorcise un peu son mari, qui jusque dans les dernières pages, continue à la hanter. En finale du roman, il y a néanmoins une ouverture heureuse. Un dessin d’une personne arborant un sourire, emmitouflé dans un halo qui fait cocon. Symbole peut-être de cette vie qui attend d’éclore et d’être vécue. La narratrice cherche, vers la fin, à se réinventer, à exister enfin pour soi.
« Il dit se créer de nouveaux souvenirs. Je répète ce qu’il dit. Se créer de nouveaux souvenirs. »
Le roman m’a capturé dans un maillage de sensations et de sentiments ambivalents ; chagrin face à la mort, colère face aux mœurs désuètes, joie de cette vie qui reprend. J’aurais aimé que le lien de la narratrice avec sa fille soit davantage exploré, étant donné qu’elle s’adresse à elle en écrivant ce texte, mais peut-être que la force du roman réside dans tous ses non-dits et ce que l’on peut y invoquer en tant que lecteur·ice. La narratrice, à travers la factualité de ses propos, ne laisse pas entendre qu’elle était heureuse. J’ai à cœur d’espérer qu’elle le devienne malgré son deuil. Sans doute, je projette dans ma lecture de ce livre mes propres recherches et lectures récentes sur le care ; au-delà de la tendresse, du soin apporté, j’ai perçu une souffrance chez la narratrice. Dans une société où le soin aux autres, le don et le partage feraient mœurs, peut-être la souffrance serait-elle apaisée sans honteusement se taire, et le poids du care ne reposerait-il pas toujours sur les mêmes mais serait un savoir-être collectif.