La Tragédie comique
« Vous allez rire de ce qui d’habitude vous fait pleurer. »
Le théâtre Vilar accueille le retour de La Tragédie comique, classique de la scène belge. Yves Hunstad y interprète « un spectacle tout seul avec rien », une introspection philo-culturelle qui joue avec les codes du théâtre et les émotions du public.
Les lumières ne s’éteignent pas, le public bafouille un brouhaha indistinct, les ouvreurs et les ouvreuses ferment les portes du Vilar, et le spectacle ne commence pas. Pourtant, un personnage entre en scène, en annonçant qu’il va bien commencer.
« Mais pourquoi êtes-vous venus ? », demande-t-il. Il explique qu’il est le personnage interprété par un acteur plein de trac. Le décor est sobre : un plateau surélevé restreint l’espace scénique, un rideau cache un semblant de coulisse, et le texte est posé sur un pupitre côté cour.
Les trois coups sont frappés, et le chaos s’est entame. Le personnage raconte d’abord sa genèse : vivant dans un monde imaginaire avec tous les autres personnages possibles et imaginables, il est descendu sur Terre aux côtés de son acteur grâce au Grand Hasard qu’il a invoqué.
Son costume se révèle absurde quand on le remarque : de larges vêtements, visage maquillé en blanc, chapeau et collerette. Le plus intriguant est son nez en bois. Il s’amuse quelquefois à le retirer pour montrer son acteur et en faire la frontière entre fiction et réalité.
Mais dès lors qu’on comprend que l’acteur est lui aussi un personnage, tout devient flou et on entre dans les difficiles questions ontologiques de la définition de l’être. Qu’est-ce qui existe quand tout est imaginable ? Par exemple, une spectatrice est prise à partie et rendue responsable de la couleur d’un lit fictif ou d’épreuves incongrues que rencontre le personnage dans le scénario. La blague est vite comprise, mais à quel point notre imagination a-t-elle vraiment une incidence sur la pièce que l’on voit ? Si l’absurde du spectacle est confirmé, on en attend plus : les questions sont ouvertes et le public est avide de réponses.
Plus le spectacle avance, plus les couches fictionnelles se mêlent : le personnage et l’acteur se succèdent, le premier construit les codes qui donnent un sens à ce qu’on voit (le nez = le personnage), le second les détruit, et va jusqu’à abandonner le jeu parce qu’il est « crevé ». Une vraie impression de chaos nous embarque : tantôt une dispute survient entre les deux protagonistes, tantôt l’acteur perd la voix de son personnage, tantôt ce dernier postillonne et descend s’excuser au public.
Ce même public interroge lui aussi la pièce. Alors que le spectacle parle de lui-même et revêt ce procédé narratif prenant qu’est la mise en abyme1, le public rit et ne s’arrête plus. Quelques spectateurs sortent du lot avec des rires particuliers, eux-mêmes marrants. Ils nous sortent de l’intrigue, mais en même temps la renforcent. En effet, le théâtre étant souvent rattaché à une activité mondaine, faire remarquer sa présence dans une salle est symbole de prestige, comme les montres brillantes ou les voitures rapides. Un rire exagéré témoigne alors d’une sorte de « capital » (Bourdieu) pécuniaire et culturel, dont se moque le personnage sur scène.
On assiste ainsi à la fois à une réflexion sur la nature du théâtre, sur ce qu’il est possible d’y faire (Spoiler alert : tout), et à la fois sur son utilité. Et cette réflexion nous habite encore en dehors de la salle, du Vilar, et après quelques jours encore. Si lors de la représentation on a ri léger des terribles interrogations métaphysiques de La Tragédie comique, on ressent ensuite une certaine mélancolie à y repenser plus tard, car on comprend qu’au fond on n’a rien compris.