En 2022, Gallimard Folio réédite Le soleil se lève aussi d’Ernest Hemingway, monument de la littérature américaine. Voilà l’occasion de redécouvrir un classique du prix Nobel, empli de la légèreté et de l’oisiveté caractéristiques des années 1920, après la Première Guerre.
Le soleil se lève aussi est l’histoire douce d’un groupe d’amis français qui vivent paisiblement pendant les années folles. On les rencontre dans la première partie du livre, dans leurs activités d’écriture et de journalisme ou dans les cafés de Paris où ils ont l’habitude de se retrouver. Ils entreprennent dans la deuxième partie du livre d’assister à la fiesta de Pampelune, en Espagne, pendant laquelle de nombreuses scènes de corrida sont décrites. L’ouvrage se montre vite polyglotte et multiculturel, entre le quotidien en France, le voyage en Espagne et les origines américaines du narrateur.
Hemingway explore le décor d’amours compliquées, voire impossibles. On a par exemple du mal à cerner le couple de Jake, le personnage principal, et Brett. Il est follement amoureux d'elle, mais Brett prévient qu'elle préfère un amour libre, ce qui, selon elle, déplaît à Jake. Il prétend en réponse que ça ne le dérange pas, mais il se plaint de ne pas avoir ce qu'il veut vraiment. Leur amour rencontre donc cette impasse : chacun estime que l'autre ne peut pas l'accepter. Les tromperies sont nombreuses, les affections cachées et les révélations aussi. Étant donné le contexte historique, on note assez rapidement la misogynie qui imprègne l’histoire, et le racisme aussi, avec la récurrence de termes aujourd’hui intolérables, tels que « nègre ».
« Et toi, Robert, où seras-tu ? C’est ma faute, je le sais bien. Parfaitement, c’est ma propre faute. Quand je t’ai fait lâcher la petite secrétaire du magazine, j’aurais bien dû me douter que tu me plaquerais de la même façon. Jake ne connaît pas cette histoire-là. Faut-il que je la lui raconte ? »
L’alcool constitue un thème central du récit : il se trouve à chaque page, quand les protagonistes s’asseyent fréquemment à des cafés, ou quand ils se servent des liqueurs dans leurs chambres d’hôtel. Une scène m’a particulièrement marqué : le narrateur s’adonne à un monologue intérieur alors qu’il est saoul. Hemingway y transcrit excellemment les pensées déconstruites auxquelles on se consacre avant d’aller dormir. Finissant souvent ivres, certains personnages font également preuve d’une certaine folie dans leurs propos. Et les attaques ad hominem , les remarques piquantes et, de temps en temps, des gestes agressifs s’accumulent du début à la fin.
« ― Je vous avais mal jugé, dit Harvey. Vous n’êtes pas un abruti. Vous n’êtes qu’un cas d’infantilisme cérébral. ― Vous êtes vraiment très drôle, Harvey, dit Cohn. Un de ces jours quelqu’un vous enverra son poing dans la figure. »
Le message et le ton du roman m’ont paru plus difficiles à appréhender. Le récit est partagé entre un regard optimiste et pessimiste sur le monde tourmenté qui le contextualise. Ne seraient-ce que les relations ambigües qui présentent autant la douceur de l’amour que les embûches qu’il peut rencontrer. Elles hésitent continûment à prospérer malgré les aléas de la vie qui les entravent. Le titre Le soleil se lève aussi résume très bien cette ambiguïté constante : en plus de la double assonance qui lui confère un aspect chanté, le terme « aussi » laisse entendre que le soleil ne se lève pas seul et on peut penser à la lune, son penchant sombre. Le choix du titre, et du soleil, révèle tout de même un brin d’espoir qui présume beaucoup de malaise, mais une certaine tendresse qui s’y dissimule.
« Bon. Le café, c’est très sain. Il y a de la caféine dedans. Caféine, nous voilà ! La caféine met un homme sur son cheval et une femme dans sa tombe. Tu sais ce qu’il y a de mauvais dans ton cas ? C’est que tu es un expatrié. Un des pires. On ne t’avait jamais dit ça ? Ceux qui ont quitté leur pays n’ont jamais rien écrit qui vaille la peine d’être imprimé. »
La préfacière de l’édition récente de Gallimard Folio, Julia Kerninon, explique que Le soleil se lève aussi , paru en 1926, est une des premières publications de Hemingway, et un de ses premiers succès. Il sera vite suivi de L’Adieu aux armes , second roman toutefois davantage retenu. Son style, léger et direct, qui a fait mouche pendant une grande partie du XXe, serait déjà presque abouti dans ce roman-ci, alors que la plupart des romanciers mettent plusieurs années à affiner leur expertise. Pour illustrer cela, un procédé rhétorique a attiré mon attention : l’épanode, soit la répétition d’un même mot de manière rapprochée. Il permet ainsi de marteler les idées tantôt anodines, tantôt interpellantes et de passer du coq à l’âne quand il s’agit de descriptions.
« […], puis cueillis des fougères et les empaquetai dans mon sac, trois truites sur une couche de fougères, puis trois autres truites que je recouvris également de fougères. Elles étaient très jolies sous les feuilles de fougères, […] »
Mais la stratégie littéraire qui m’a le plus plu concerne Jake, le narrateur, interne tout au long du récit1 . Toutefois, l’omniprésence de dialogues, entrecoupés de ce qui pourrait s’apparenter à des didascalies, efface ce narrateur et rend le roman plus réaliste, dans le sens qu’il reflète l’histoire avec plus d’objectivité. Le thème de l’alcoolisme est alors traité à l’aide d’un regard plus factuel qui s’oppose par exemple à celui de Lunar Caustic , où Lowry nous plonge plus brusquement dans le ressenti du personnage. On peut enfin extrapoler en comparant la dissimulation du narrateur derrière les répliques à la difficulté qu’il ressent à se confronter à ses sentiments et à l’alcool qui les enfouit.