Les Autres de Kader Attou
Sur le fil d’une poésie scénique
Pour une unique représentation en Belgique, le Palais des Beaux-Arts de Charleroi accueillait, le 22 décembre dernier, Les Autres, une création du chorégraphe Kader Attou. Un spectacle suspendu, à l’atmosphère étrange…
Nous sommes le 22 décembre 2023. La représentation du spectacle Les Autres, chorégraphié par Kader Attou, vient de se terminer dans la grande salle du Palais des Beaux-Arts de Charleroi, et à l’issue de celle-ci, une rencontre avec l’équipe artistique est prévue. Les ouvreurs et les ouvreuses invitent le public à se rapprocher de la scène pour rendre cet échange plus intime. Au deuxième rang, s’installe une petite fille, Salomé. Elle est la première à lever la main pour poser une question. Elle s’interroge sur « ces grands blocs rectangulaires » qui se sont déplacés durant tout le spectacle : « que représentent-ils ? » Kader Attou lui répond : « L’important, c’est ce que tu as compris, toi, de ces blocs. Raconte-nous ! » Elle réfléchit alors un peu… et puis nous partage : « Un miroir, des miroirs qui reflètent la vie. »
À la base de Les Autres, il y a une rencontre : celle de la danse et de deux instruments rares et étranges, le Cristal Baschet (appelé aussi « orgue de cristal ») et le thérémine, un des plus anciens instruments de musique électronique. Le Cristal Baschet est une sorte de vibraphone dont le son est émis grâce au frottement, doigts mouillés, de tiges en verre connectées à une tige en métal. Alors que le thérémine, composé d’oscillateurs électroniques, produit du son uniquement grâce au déplacement des mains, sans être touché. Joués en live, ces instruments, aux sons tout à la fois aériens et inquiétants, baignent le spectacle de mystère et d’envoûtement.
Parce que ce qui mène la danse dans ce spectacle, c’est l’insolite. Les Autres met en regard l’étrange, et loin de se sentir complètement menacé en tant que spectateur, on est plutôt intrigué, émerveillé, puisque la poésie ne rôde jamais loin et rend élégant ce qui déconcerte de premier abord. Comme le dit Kader Attou : « Entre apparences inattendues, moments d’illusion et éléments de surprise, nous entrons dans un espace-temps où l’extraordinaire se substitue à l’ordinaire. »
Mais au cœur de ce spectacle, il y a une autre rencontre : celle de la danse et d’une scénographie sans cesse en mouvement. Elle joue d’ailleurs un rôle principal dans cette impression d’imperceptibilité de ce qui se déroule sur scène. Construits comme un dispositif scénique mouvant, ces blocs noirs rectangulaires créent, au fur et à mesure, différents espaces symboliques et imaginaires dans lesquels prennent place les danses où se mêlent hip-hop et contemporain. Dans ce dispositif scénique, les danseurs et les danseuses déplacent les blocs et essayent de se saisir, d’abord eux-mêmes, mais également les uns les autres : ils se cherchent, se loupent, se portent, se transportent, se cachent et finalement, parfois, se coordonnent. À l’image d’un grand labyrinthe scénique, ils s’amusent de ce que les spectateurs peuvent percevoir ou non.
Plongé dans une création lumière claire-obscure, Les Autres éveille l’imaginaire. En sortant de la salle, on a la sensation de redevenir un enfant dans la manière de percevoir le monde : c’est comme si on réintégrait petit à petit la réalité après avoir voyagé dans un monde intérieur pendant une heure, comme s’en inventent les enfants lorsqu’ils jouent.
Les Autres, telle une poésie étrange qui envoûte, qui évoque et qui percute. Et si l’on reprenait les mots de Salomé : Les Autres, tel un miroir qui reflète un peu de nos vies, des vies dans lesquelles ne rôdent jamais loin la peur d’oser se jeter dans un monde sans cesse en mouvement.