Les Enfants polenta de Francis Tessa
Comment la mémoire peut nous sauver

Classique récent de la rital-littérature belge, Les Enfants polenta de Francis Tessa sont réédités chez Espace Nord. La faim est au cœur des souvenirs de l’auteur, mais la fin interroge : quelle nostalgie dans la misère ?
Francis Tessa, de son vrai nom Francesco Tessarolo, s’inscrit dans la « rital-littérature » qui éclate dans les années 1990, quand plusieurs auteurs belgo-italiens espèrent mettre en lumière l’immigration italienne de l’après-guerre. Issu d’un milieu populaire, il incarne l’histoire de milliers d’Italiennes et d’Italiens qui, au plus bas de l’échelle, montent en Belgique pour y trouver un avenir.
Rappelons rapidement les grandes lignes de l’histoire italienne au XXe. Après la Première Guerre mondiale, alors que l’Italie s’en remet ruinée et endeuillée, le fascisme s’installe progressivement autour de la figure de Mussolini. Ce dernier accède au pouvoir en promettant la renaissance d’une puissance italienne par l’épuration de la nation, sur fond de crises sociales et d’attentats d’extrêmes droites et d’extrêmes gauches. En pleine Seconde Guerre mondiale, l’Italie s’engage auprès de l’Allemagne nazie sur les fronts des Balkans, de la Méditerranée, de l’Afrique du Nord et de la Corne de l’Afrique). La chute de Mussolini survient en 1943, alors que le pays et les familles sont dévastées. L’après-guerre sera surtout marqué par l’exil de milliers d’Italiennes et d’Italiens, notamment en Belgique, avec l’appui des deux États.
« [N]ous nous retrouvions immanquablement après le repas du soir. Jamais nous ne nous disions ce que chacun avait mangé. De peur de peiner l’autre au cas où une meilleure pitance imprévue avait abouti sur la table familiale. »
Les Enfants polenta raconte donc l’histoire d’un « destin individuel qui s’inscrit au sein d’une collectivité dont la préoccupation majeure et quotidienne était d’avoir quelque chose à se mettre sous la dent », comme l’explique la postfacière Catia Nannoni. Directement citée dans le titre, la polenta est un plat de farine de maïs en vogue dans le Nord de l’Italie. Elle reflète l’objet narratif phare du roman : Tessa se replonge dans des souvenirs marqués par la faim. Elle est une madeleine de Proust et tout autant le moyen de subsistance des Casatari.
« Voilà les Casette. Autre particularité, tenant de je ne sais quelle sémantique appliquée, les habitants ne s’appelaient pas Casetari (sauf rares exceptions, pas de double consonne en vénète), mais Casatari. Casata étant une croûte, du nez par exemple. »
Ce décor, les Casette (littéralement « maisonnettes »), le quartier populaire d’un village de Vénétie présenté au début, nous immerge dans une atmosphère misérable, mais également inspirante et paradoxalement réconfortante. En effet, le narrateur interne nous embarque dans le quotidien mouvementé de son enfance : il épie une prostituée avec ses amis, vole les agriculteurs du coin, ou assiste à la torture de chauve-souris, le bouc émissaire invasif du quartier.
Cependant cette enfance nous est racontée sans violon. Tessa nous immerge dans une atmosphère de bon-vivre, en trouvant dans la faim une raison d’être. Et malgré le contexte politique et social que déplore notre œil distancié, il se pose en véritable « affamé heureux »1.
« C’était organisé d’avance. L’alcool à quatre-vingt-dix degrés déjà versé dans un bassin métallique, à même le sol du porche. Berto y plongea l’animal [la chauve-souris], le tint immergé quelques instants, retira sa main gantée, et laissa la bête déjà ivre s’ébattre à grands coups d’ailes noires. Alors il craqua l’allumette déjà préparée sur son oreille. »
Ceci dit, la fin du roman semble faire demi-tour à ce propos. Le jeune Francesco réussit à s’en sortir en rejoignant « le séminaire », où il mange à sa faim et fait des études. Il émigre donc en Belgique et retourne aux Casette plusieurs années plus tard. La redécouverte des Casatari lui procure une nostalgie bouleversante, alors que le quartier, squatté par les nouveaux immigrés d’Europe, est voué à être détruit.
Il est évident que Les Enfants polenta aborde des thématiques complexes, et qu’il parvient à les suggérer grâce à un point de vue interne délicat. La plume de l’auteur, plus poète que romancier d’ailleurs2, est très recherchée, en dénotent les répétitions de mots (parfois trop nombreuses), les jeux et les réflexions sur le langage lui-même.
Émettons seulement une réserve sur le registre soutenu qui détonne légèrement avec la situation sociale du narrateur. Mais là où l’on aurait pu attendre de l’argot, le texte est parsemé d’expressions vénètes. Et cette polyglossie rappelle la réalité linguistique de l’Italie, où les dialectes sont souvent considérés comme des parlers vulgaires, de jeunes ou de rue.
Ce style stimulant qui rend la lecture très active répond en partie au paradoxe des « affamés heureux ». Le fond est terrible mais la forme nous emporte. Et globalement, cette phrase-là résume une bonne partie du roman. Les personnages évoluent dans un monde en décrépitude, mais y répondent par la légèreté et l’amusement. Préoccupés par leur subsistance, ils ne considèrent pas le fascisme comme un danger existentiel, et pourtant…
« Ici, la politique, entendez la forte et l’outrancière, avait peu de prise. […] Tout en haut, l'Église, institution immuable, pareille, disaient-ils, “depuis que le monde est monde” […] L’avènement du fascisme, à part quelques fanatiques remuants dans le centre du village, avait amené bien peu de changement. Les vignes et les maïs possèdent une stoïcité vis-à-vis de la chose publique qui dépasse l’entendement. »
Pourquoi Francis Tessa semble alors insister sur ce bon-vivre ? Serait-il biaisé par une tendance que nous avons de béatifier le passé face à un pessimisme présent, celle-là même qui en pousse certaines et certains à déclarer que « c’était mieux avant » ?
Bref, que peut-on tirer d’une telle lecture ? Il semble compliqué de lire dans Les Enfants polenta un « message » (si seulement il en faut un). Pourtant, ce genre de réédition salutaire (merci Espace Nord !) peut nous pousser à approcher la littérature de manière plus contemplative pour mieux appréhender la portée et les conséquences de notre mémoire.
En effet, on peut voir dans ce roman deux acceptions de la mémoire. L’une est proprement personnelle, et permet à Tessa de se replonger dans son enfance. Elle trace son parcours et l’embarque dans une appréciation sensible du passé. La seconde est politique : comprendre et expliquer l’Histoire doit nous mener à agir sur le présent. Le souvenir de la stigmatisation des Italiennes et Italiens peut-elle nourrir les débats sur les migrations plus actuelles ?