critique &
création culturelle

L'histoire de Souleymane 

Une errance à vélo en attendant les droits de l'homme

Qui est Souleymane ? Et quelle est son histoire ? Ce jeune Guinéen d’une vingtaine d’années, joué par Abou Sangaré, pourra-t-il livrer à temps le récit de sa vie à une agente de l’OFPRA1 ? Et, une fois chose faite, sera-t-il cru et recevra-t-il une réponse positive à sa demande d’asile, ou bien un ordre de quitter le territoire ?

Ce mécanicien s’est reconverti en livreur de repas à vélo, par la force des choses. Nous le suivons durant deux jours et deux nuits dans les rues de Paris, à pédaler d’un quartier à l’autre, d’un appartement à un autre, d’un restaurant à un autre. Il est hébergé dans un centre social pour lequel il lui faut appeler chaque jour à l’aube pour bénéficier d’une place. Comme tant de semblables sous-prolétaires, il n’a tout simplement pas le choix s’il veut échapper au froid d’une nuit dehors.

La violence sociale que subit Souleymane Sangaré éclate dans chaque scène : de l’arrangement avec un homme Camerounais qu’il rencontre dans son magasin pour lui sous-louer un compte sur la plateforme numérique ; jusqu’aux interactions ordinaires avec les clients comme autant de reflets de l’inégalité du système économique dont il est un rouage anonyme. Parmi ces clients, des agents de police qui transforment la livraison en un contrôle de routine, usant de leur uniforme pour l’intimider, menaçant de le verbaliser car son récépissé de demandeur d’asile ne lui donne pas le droit de travailler, et que son phare ne fonctionne plus après un accident avec une voiture…

Fascisme ordinaire qui vulnérabilise les étrangers, les réduisant à une condition de clandestinité qui fait tourner la machine à exploiter. Autant de séquences au réalisme brut qui dévoilent une « délocalisation à domicile »2 du capitalisme mondialisé ; montrant combien les déterminants de classe et de race sont inextricablement liés pour permettre à la domination de s’incorporer et de se reproduire afin d’accélérer toujours plus les flux de la société de consommation.

Si quelques gestes d’entraide essayent de rendre le cauchemar habitable, le fouet des rapports marchands condamne au chacun pour soi, faute de temps, de disponibilité, d’horizon commun. Ce sont des moments volés à l’organisation minutée du centre d’accueil où de brèves paroles d’encouragement sont échangées avec un voisin de lit, ou dans la salle de douches investie en salon-lavoir. C’est alors qu’est mise en partage une expérience vécue qui n’a d’autre leçon à transmettre que l’aveuglement administratif qu’entretiennent des politiques migratoires néocoloniales.

Une des scènes les plus poignantes du film est celle au cours de laquelle Souleymane appelle sa fiancée restée au pays, Katiatou. Elle lui a appris, la veille, par téléphone, qu’un ingénieur l’a demandée en mariage, elle désespère de pouvoir rejoindre son amoureux en France. Souleymane a raté le dernier bus pour rejoindre le centre d’hébergement et il a fini par trouver refuge dans une cage d’escalier après une course effrénée pour essayer de se faire payer, sans autre succès qu’un œil ecchymose et une main écorchée... À bout de forces, il l’appelle pour lui demander sa décision, et lui donner son accord pour le mariage avec son prétendant. Scène bouleversante où la distance et la proximité du visage de l’autre entrent en dialogue par caméras interposées avec une justesse et une sensibilité qui disent la séparation entre deux êtres qui s’aiment, au-delà des déserts et des mers.

Histoire d’une vie condamnée à la dépossession pour exister ; impossibilité de dire sa vérité singulière pour être accepté et reconnu ; nécessité aliénante de répéter un discours qui viendrait justifier les raisons politiques de l’exil, mais qui bute sur la manière dont la frontière de la loi s’inscrit dans des rapports de pouvoir aussi incontestables qu’arbitraires, différenciant les motifs légitimes pour quitter son pays et ceux qui ne le seraient pas. Telle est l’histoire de Souleymane, portrait d’un monde devenu hostile aux étrangers perçus comme menaces et parasites.

La dernière séquence du film nous laisse en suspens lorsque la véritable raison de l’émigration de Souleymane surgit soudain, après une tentative ratée de faire entendre la version apprise par cœur et démasquée par l’agente. Nous nous demandons quelles en seront les conséquences. Et si l’écoute de la jeune femme qui accueille son histoire lui permettra enfin de trouver asile et sécurité ; ou bien s’il sera condamné à l’errance, comme tant d’autres invisibles qui pensaient trouver en Europe la dignité et une chance de s’en sortir.

Dans la réalité, en octobre dernier, Abou Sangaré (Souleymane) a fini par obtenir des papiers par la préfecture de la Somme, après trois refus : sous la forme d’un titre de séjour salarié valable un an. Une reconnaissance légale doublée du prix du jury « Un certain regard » au festival de Cannes, attribué à L’histoire de Souleymane, alors que le protagoniste principal recevait le prix d’interprétation masculine dans la même section. Une manière de prendre sa revanche sur le destin pour cet homme qui éclaire les histoires de milliers d’inconnus vivants ou disparus. 

Même rédacteur·ice :

L'histoire de Souleymane

de Boris Lojkine
Avec Abou SangaréAlpha Oumar SowNina Meurisse
France, 2024
93 minutes

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