critique &
création culturelle

Nimuë d’Aldara Prado

L’inconnue du lac

Sortie en 2024 chez Casterman, Nimuë, la première bande dessinée d’Aldara Prado, illustratrice, tatoueuse et autrice de bandes dessinées espagnole, revisite la légende arthurienne de la Dame du Lac dans des teintes intrépides et féministes.

Nimuë s’ouvre sur une découverte étrange faite par un fermier : au beau milieu d’un grand lac perdu dans une forêt flotte le corps d’une petite fille aux cheveux blancs, d’une dizaine d’années environ. Il la ramène chez lui, auprès de sa femme et de son jeune fils, et décide, bien qu’ils soient sans le sou et sans beaucoup de nourriture, d’en faire leur protégée. Par chance, elle survit. Dès le début du récit, on comprend que le pays est victime de ce qui semble être une malédiction. En effet, plus grand-chose ne pousse dans les champs et on constate la disparition de plusieurs petites filles. Les années passent et les enfants grandissent, mais la jeune Anna – car c’est ainsi qu’on l’a nommée – est parfois attirée par la forêt et ses secrets. Elle découvre peu à peu ses pouvoirs, que les enfants du village traitent de sorcellerie. Un soir, elle fait la rencontre de Morgane, dernière protectrice d’Avalon, le royaume caché sous le lac. Morgane explique à la jeune fille d’où elle vient, comment elle s’est retrouvée à flotter sur les eaux et pourquoi elle a perdu ses souvenirs. Commence alors la quête d’Anna, de son vrai nom Nimuë, pour venger Avalon de ce que le sorcier Merlin a fait au royaume et à ses reines.

L’histoire de Nimuë aborde des thèmes variés : l’abandon, la mort et le deuil, l’adoption, la dépression, la fratrie, la folie, le féminisme et la sororité, la résilience, la confiance en soi et l’indépendance, voire la liberté de penser. Celui de la fratrie, ou de la famille au sens large, semble prendre plus de place que les autres dans le récit. On y retrouve trois types de famille : celle dans laquelle on naît, celle qui nous choisit et celle que l’on choisit. La « véritable » famille de Nimuë n’est pas celle dans laquelle elle est née, dysfonctionnelle et animée par le désir de vengeance. Tout au long de l’histoire, on observe Anna/Nimuë découvrir de nouvelles personnes avec de nouveaux modes de fonctionnement, qui semblent toutes avoir raison ou tort parfois : son père fermier l’enferme, Morgane nourrit en elle la haine des humains, Merlin est fourbe. Naviguant (littéralement) entre toutes ces eaux, la jeune fille décide de suivre son propre instinct et de faire ce qui lui semble juste et bon. Le personnage principal se révèle donc résilient et plein de ressources, né dans la haine mais vivant dans la justice. Anna/Nimuë définit sa propre trajectoire de vie. L’autrice suit également son propre chemin dans la matière de Bretagne (Merlin, Morgane, Excalibur, etc.) en y ajoutant des éléments celtiques et galiciens, deux contrées aux nombreux points communs culturels, et en remaniant la filiation des personnages. Nimuë est en effet le nom de la fée Viviane ou la Dame du Lac qui donne Excalibur au roi Arthur. D’après la littérature, Nimuë aurait pris Morgane sous son aile (de fée), rôles ainsi inversés dans la bande dessinée de Prado.

Le fond de cette bande dessinée est porteur de messages forts, mais la forme, plus précisément le découpage du récit, laisse un peu le lecteur sur sa faim. En effet, si la première partie est plus poétique et lente, tout s’accélère à partir de l’introduction du personnage de Morgane ; non seulement le ton change, mais aussi l’enchaînement des scènes aux explications succinctes, ce qui donne un aspect un peu brouillon et précipité à l’intrigue. Par exemple, j’ai difficilement compris les véritables intentions de Merlin. Ce personnage semble d’ailleurs un peu surgir de nulle part et ses motivations ne sont pas spécialement développées via les phylactères, alors que les explications de Morgane lui donnent un rôle plus important dans la résolution de l’intrigue. De plus, si le mélange des personnages de la légende arthurienne et de la spiritualité celte et galicienne fonctionne dans le récit, leur nombre est déstabilisant dans un format bande dessinée, qui ne permet pas vraiment d’enrichir le caractère et les objectifs des protagonistes sans recouvrir le dessin de mots, surtout dans un ouvrage en un seul volume. Peut-être l’ajout de quelques scènes permettrait-il au lecteur de mieux se raccrocher à l’histoire et de saisir plus facilement la psychologie des différents personnages. J’ai personnellement préféré la “quête secondaire” d’Anna/Nimuë au scénario principal, moins tirée par les cheveux.

Les dessins sont quant à eux assez doux : Aldara Prado utilise des outils numériques pour donner au fond des cases et aux paysages un côté un peu brumeux, imitant légèrement l’aquarelle, et ajouter des textures colorées à l’air et à l’eau, porteuses de magie. Le contraste avec les traits des personnages est assez marqué sans alourdir l’ensemble. Cette douceur se ressent même dans les scènes les plus violentes et forme un bel hommage à la nature : la forêt est à la fois le lieu de la violence et celui où se cachent des trésors, lieu de mort et de vie. La dichotomie entre Morgane et Nimuë se ressent également à travers la représentation de la forêt (par le jeu des ombres, extrêmement précis dans ses teintes, et des couleurs) une fois que la jeune fille décide de la direction que son existence va prendre. Les couleurs permettent également de différencier les lieux porteurs de violence (chez Morgane, chez Merlin) ou d’affection (dans le foyer des fermiers entre autres), entre le danger et les havres de paix. Le découpage des planches est traditionnel mais irrégulier dans son rythme, ce qui permet à l’autrice de jouer avec la cadence des actions, plutôt très loin d’un album Dupuis.

Nimuë est donc une bande dessinée au récit parfois un peu confus et assez sombre, mais porteur de puissants messages, qui plaira aux amateurs de fantasy, de légendes et de contes initiatiques.

Même rédacteur·ice :

Nimuë

Texte et dessin d'Aldara Prado

Casterman, 2024

104 pages

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