Subjugué par un long-métrage pas comme les autres, Old Man Cartoon Movie des Estoniens Oskar Lehemaa et Mikk Mägi, il m’était impossible de ne pas m’arrêter sur cet ovni hilarant tout de stop-motion vêtu et malicieusement programmé lors de la dernière édition en date du festival Anima.
Old Man Cartoon Movie mérite quelques confidences avant d’entamer quoi que ce soit à son sujet. Non pas parce que, soudainement, j’en aurais l’envie, par caprice. Je ne me laisserais pas aller à me raconter sur un simple coup de tête. Ce film d’animation mérite quelques aveux à cause de sa nature « un peu » particulière. Je ne suis ainsi pas certain que je parviendrai à vous donner envie de le voir, à transmettre sa substantifique moelle, à en traire le meilleur pour vous abreuver de mes meilleures impressions. Les deux réalisateurs ont en effet frappé fort, très très fort. Si bien qu’il sera difficile d’en parler sans que vous ne me preniez pour un fou en train d’élucubrer sur ses dernières visions mystico-érotico-lactiques et, surtout, clairement humoristiques. Mais, si vous le voulez bien, je vais me prêter à l’exercice de ce qui s’appelle communément une critique et qui, à l’instant, semble plutôt s’apparenter à un saut à l’élastique sans élastique.
« Mais cela parle de quoi au juste ? » La question se pose puisque j’ai brandi devant vous un panneau d’avertissement indiquant un chemin particulièrement tortueux. Le synopsis que j’ai lu au festival Anima me laissait penser que j’aurais affaire à un film dans lequel je trouverais une joyeuse bande de gamins en route pour la campagne afin de passer les vacances avec papy. Un papy du genre grincheux et sadique, prêt à tout pour se débarrasser de ces importuns. Que nenni ! À la place, j’ai un droit à un champignon lacto-nucléaire, une histoire de fanatisme lactique, un risque de lacto-calypse, l’art de chanter dans le cul d’un ours et j’ai même appris à traire autre chose que des vaches. Est-ce que c’était bien ? C’est ce que tout le monde de censé se demanderait en entendant une telle énumération de dingueries. Avec suspicion, de surcroît ! Ce à quoi je ne pouvais bien entendu pas répondre dans un premier temps, complètement sonné, rincé, par une telle avalanche de gags absurdes, stupides et drôles. Il y avait de quoi frôler parfois l’hyperventilation, pour les âmes les plus sensibles qui ne maîtriseraient pas encore l’art de rire aussi bien que l’on respire. En sortant, j’étais groggy, à essayer de trouver un moyen de rester scotché à la terre ferme. Les marins d’eau douce connaissent bien cette sensation après leur première sortie en mer : le sol continue à tanguer une fois de retour à bon port. C’était exactement cela, pris que j’étais, pris que nous étions, dans une tempête, que dis-je, un cyclone, de blagues plus absurdes les unes que les autres ! Et puis, j’ai tenté de me reprendre, tout comme le public entier, hilare durant toute la séance. « Était-ce bien », ai-je tenté de penser, « Était-ce un bon film ? » Ou plutôt : « Que vient-il de se passer ? Qu’était cette chose ? De quelle planète vient cette œuvre ? L’Estonie est-elle une planète de la constellation du Centaure ? » Et puis, je ne ferai plus durer le suspense, j’ai dû me rendre à l’évidence : ce que je venais de voir, c’était ni plus ni moins le meilleur film que j’ai pu voir à Anima cette année (mais, suivi de très près par J’ai perdu mon corps ). Oui, rien de plus, rien de moins ! Aussi fou que cela puisse paraître, aussi cintré que le scénario semblait être, ça roulait tout seul, même plus : ça traçait comme si c’était alimenté au vodkarburant. Ma main s’est alors d’elle-même dirigée vers un bulletin de vote pour entourer la note la plus élevée, comme une grande. J’ai acquiescé, sans aucun doute, ma conscience approuvant mon inconscient.
Mais pourquoi, comment ? De bonnes questions, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est très difficile à savoir. Je pourrais dire : parce que c’est bien rythmé. Je pourrais dire : parce que c’est joli (enfin, quelques rabat-joies ont dit que ce film était moyennement bien modélisé). Je pourrais dire : parce que c’était bien animé. Je pourrais dire : parce qu’il ne recule devant RIEN ! Un personnage exprime une idée complètement jetée ? Vous la verrez certainement exposée dans les prochaines vingt minutes. Je pourrais dire : parce que ça m’a tout simplement donné envie de dévorer la totalité du cinéma d’animation estonien. D’ailleurs, le film d’animation estonien témoigne d’une histoire déjà très riche... De quoi divertir pendant de nombreuses nuits blanches, avec par exemple Pritt Parn, pour citer l’un des plus connus, ou encore Ülo Pikkov, réalisateur de films en stop motion d’une q ualité stupéfiante .
Parenthèse fermée, je pourrais continuer à énumérer mille raisons, décortiquer le scénario dans ses moindres rebondissements, cela demeurerait insuffisant. Old Man Cartoon Movie ne fonctionne absolument pas selon des théorèmes, des démonstrations théoriques complexes, même s’il est diablement ingénieux (et surtout d’une générosité incroyable) dans ce qu’il met en place pour ravir son public. Rien n’y est construit pour édifier la pensée critique du spectateur à propos d’un sujet particulièrement dramatique de l’actualité mondiale du moment (du style : « Lavez-vous les mains avant d’aller à table », « La blanchité n’est qu’une construction sociale à dépasser pour progresser dans le respect mutuel », « Utilisez des sacs recyclables », « Il faut apprendre à marcher au lieu d’impérativement chercher à s’envoler », etc.). Tout est plutôt mis en place pour que le cerveau perde les pédales et affiche un message d’erreur, avec écran bleu, à l’ancienne, façon Windows Millenium. Et c’est pour cela que le critère le plus pertinent, comme il est de toute manière solidement réalisé, est : « Le film a-t-il réussi son tour de magie ? »
Parce que Old Man Cartoon Movie se situe dans la lignée des attractions foraines, il faut plutôt regarder si les magiciens-réalisateurs ont bien réussi à vous bluffer, à vous faire oublier le truc. Or, ce tour-là, je ne l’ai pas vu passer sous mon nez, et c’est plutôt par le bout du nez que les deux complices de ce hold-up m’ont mené. Mais je ne leur en veux pas. Il y a du bon, parfois, à se laisser dérober. Cela allège, même si sur le moment ça énerve un peu. On souhaiterait savoir comment on a pu se faire prendre aussi facilement. Toutefois, ça arrive après-coup et donc forcément trop tard. Mais non, je ne leur en veux pas. Je serais même prêt à revenir les bras grands ouverts, sourire béat. Et j’espère que vous aussi, qui avez lu ces élucubrations et cherché là-dedans de quoi sustenter votre curiosité avec peine, vous pourrez vivre une expérience semblable à la mienne, et vous laisser avoir à votre tour, sans honte ni remords. Alors, je ne peux que dire : « Tentez de prendre la vague, même s’il y a de la houle ! » Quand il n’y a pas de tempête, il n’y a pas de plaisir.