Pas d’Or pour Kalsaka et Le Loup d’Or de Balolé
Fracturations cinématographiques
Focus sur le festival Millenium à travers deux films sur l'exploitation minière au Burkina Faso : Pas d'Or pour Kalsaka et Le Loup d'Or de Balolé . Retour sur les parcours très différents des deux réalisateurs : Michel K. Zongo et Chloé Aïcha Boro.
Le Millenium aura mis les petits plats dans les grands pour fêter dignement le soixantenaire des indépendances africaines 1 . Cette édition du festival, marquée du sceau du virus-dont-plus-personne-ne-veut-entendre-le-nom, joue à la fois sur une diffusion en ligne (gratuite mais à nombre de vues limitées) et une diffusion en salle plus traditionnelle, avec une qualité au rendez-vous sur les deux plans. D’abord, en ligne, avec largement de quoi faire en terme de des documentaires rugueux et implacables par leur constat final (l’immense 17 Blocks ), prenants et touchants ( The ringside ), brillants et profondément interpellants sur le bien fondé du projet de société européen ( Q Barber’s Shop ). Mais, si tout cela pouvait déjà repaître les petits estomacs, les appétits gargantuesques devaient forcément se tourner vers les multiples cinémas de Bruxelles participant pour poursuivre le banquet. Tel un repas gastronomique qui multiplie les assiettes pour assurer un éventail de saveurs la plus variée possible, les cinéphiles gourmets pouvaient poursuivre le festin avec Softie , On a le temps pour nous , Système K… Mais, surtout, ils pouvaient se pourlécher les babines grâce à la présence de deux films qui ne sont peut-être plus de première fraicheur mais pour lesquels il ne faut pas hésiter d’y tremper son doigt pour savoir à quelle sauce on sera mangé : Le Loup d’Or de Balolé de Chloé Aïcha Boro et Pas d’Or pour Kalsaka de Michel K. Zongo. Tous deux sont originaires du Burkina Faso, petit pays d’Afrique de l’Ouest dont la culture ne tient que par le secours des perfusions européennes 2 . Pourtant, cela n’a pas empêché une réalisatrice et un réalisateur d’émerger de ce marasme. La première a pu mener à bien sa carrière de cinéaste en s’installant en France, décision symptomatique de la situation du pays. Le second a réussi grâce à un sens du contact humain exceptionnel.
Pas d’Or pour Kalsaka de Michel K. Zongo
Le parcours cinématographique de Michel K. Zongo est l’illustration parfaite des paroles d’un célèbre scribe égyptien du nom d’Otis. Pour ce dernier, la vie ce sont essentiellement des rencontres, des gens qui lui ont tendu la main lorsqu’il était livré à lui-même. Les rencontres forgent une destinée. Or, Michel K. Zongo n’aurait pas été le réalisateur de documentaires reconnu qu’il est aujourd’hui sans ses premiers pas aux côtés des réalisateurs feu Christian Lelong (décédé le 12 octobre dernier) et Berni Goldblat. Avec le premier, anthropologue et disciple de Jean Rouch, il a poursuivi sa formation et a participé à ses premiers tournages sur les très recommandables Agadez Nomad fm et Justice à Agadez . Avec le second, réalisateur Suisse né à Stockholm de père Polonais et résidant au Burkina Faso depuis une vingtaine d’années, il est monté en échelon pour se rapprocher du statut de réalisateur. En sa compagnie, Michel K. Zongo a itinéré avec Cinomade , association qui bourlingue à travers le Burkina Faso pour amener le cinéma dans les villages plus reculés. Il n’est par conséquent pas seulement quelqu’un qui parvient à nouer des relations, mais depuis ses débuts il s’est révélé être un bosseur talentueux sachant à tout moment tirer son épingle du jeu. Au lieu de rester au second plan, se contentant de petites missions ponctuelles, il avait en tête des projets de plus grande envergure, révélés dès ses toutes premières formations au fil des discussions avec Jean-Marc Bouzou.
Pas d’Or pour Kalsaka appartient à l’un d’entre eux. Il se situe dans la lignée de La sirène de Faso Fani , où il dénonçait, implacable, la décision de fermer une usine de textile prometteuse pour répondre aux exigences du plan d’ajustement structurel du Fond Monétaire International. Michel K. Zongo se voit comme un réalisateur engagé non seulement pour faire son travail de documentariste mais pour faire avancer la situation de son pays avec les outils à sa disposition.
Par le biais de Pas d’Or pour Kalsaka , ayant pour thème l’exploitation aurifère, Michel Zongo dénonce avec virulence un désastre sociétal, économique, sanitaire et écologique en grande partie dû à l’appât du gain auquel les politiciens locaux et des étrangers sans foi ni loi n’ont pas résisté un seul instant. Le Burkina Faso est depuis la fin des années 2000 sujet à une véritable ruée vers l’or, ce qui occasionne régulièrement des injustices criantes et des frictions parfois très violentes. Berni Goldblat, sentant l’importance du sujet, a réalisé en 2009 Ceux de la colline , documentaire où il brosse le portrait de la société d’orpailleurs qui s’organise autour de la colline de Diosso. Chef opérateur durant le tournage, ce dernier film a peut-être donné à Michel K. Zongo l’impulsion de départ à la réalisation de Pas d’or pour Kalsaka. Mais il y a une différence de taille entre Goldblat et Zongo : le premier est d’origine européenne et, aussi intégré qu’il soit dans la société burkinabè, il restera toujours quelque part tributaire de sa civilisation d’origine. Michel Zongo, quant à lui, est burkinabè de naissance, ce qui engage un tout autre rapport à l’image, que ce soit au niveau des intervenant.es ou au niveau de son angle d’approche. Cela se ressentait fortement dans son documentaire Espoir voyage , où il partait en Côte d’Ivoire pour marcher sur les traces de son grand-frère. Les échanges et discussions qui émaillent ce film dénotent une barrière culturelle nettement plus fine que la distance qui s’instaure habituellement avec un réalisateur étranger. On n’est pas dans le registre de « l’observation d’insectes » qu’a reproché Ousmane Sembène à Jean Rouch, mais dans une relation bien plus fluide de proximité. Cela se ressent sans l’ombre d’un doute dans Pas d’Or pour Kalsaka.
Dans un mix surprenant, le documentaire baigne dans des influences western, trois cowboys fictifs venant hanter de leur présence les nombreux témoignages. Ce n’est clairement pas innocent, au vu de la ressemblance troublante des événements liés à la mine de Kalsaka avec un braquage réussi. Après concertation avec les autorités locales et pour parvenir à ses fins, l’entreprise britannique Cluff Gold se lie à Investissement Moto Agricole Réalisation Burkina pour fonder Kalsaka inc. C’est ce qu’on nomme dans le jargon une joint-venture (ou coentreprise pour les allergiques aux anglicismes) . Avec 78% des parts, la société européenne y est largement majoritaire. Sous ce nom démarre l’exploitation minière.
Au départ, tout semble bien se profiler, comme les politiciens locaux s’accordent avec les britanniques pour que les retombées économiques profitent aux populations locales par le biais de la création de nombreuses infrastructures publiques. De plus, les personnes expropriées recevront de généreuses compensations. Mais, comme le montre Zongo, cela ne marche pas comme prévu. Finalement, la mine s’épuise vite et les responsables britanniques s’en vont en laissant en plan leurs promesses de départ. Ils agissent finalement comme ces invités rustres qu’on invite une fois, mais avec hésitation une seconde, tant la maison semble avoir été traversée par un bulldozer. Les politiciens locaux se sont laissés bercer par la perspective de renflouer les caisses sans protéger leurs arrières, de nombreux habitants ont perdu leur principale source de revenus et les bandits s’en vont avec le résultat de leur casse en sifflotant. À partir de là, l’objectif du réalisateur est de montrer ce qui reste de ces paroles creuses et de s’impliquer pour faire avancer les choses. Il s’agit de son pays et il n’est pas prêt à rester tranquillement les bras croisés. C’est pour cette raison que ce documentaire est vraiment remarquable. Il n’est pas un simple compte-rendu, mais il agit sur la réalité filmée de la façon la plus bénéfique qui soit. Michel K. Zongo est en cela fidèle à lui-même. En plus d’être fidèle à lui-même, il expérimente d’autres formes cinématographiques et effectue ici un virage vers la fiction. Pas d’or pour Kalsaka en devient alors une œuvre d’une richesse fascinante, à la fois on ne peut plus concrète, par l’action du réalisateur sur le film, et à la fois parsemée d’éléments fictifs. Il s’inscrit ainsi dans le sillon de réalisateurs et réalisatrices (Agnès Varda, Werner Herzog, Michael Moore… ou encore bien sûr Jean Rouch) qui ne se faisaient pas d’illusions sur l’objectivité de la réalité documentaire filmée. À ce titre, il rappelle un autre documentaire sorti récemment, Days of cannibalism de l’américain Teboho Jenkins, qui se penche également sur une région rurale, cette fois au Lesotho, et dans une ambiance western moins explicite mais bien présente. Mis à part qu’ici, les cowboys sont incarnés par des Chinois, civilisation à l’esprit plus proche qu’on ne le soupçonne de celui propre à l’Occident 3
Le Loup d’Or de Balolé de Chloé Aïcha Boro
Quant au Loup d’or de Balolé de Chloé Aïcha Boro, s’il est encore réalisé par une Burkinabè, la perspective est très différente. La réalisatrice s’est expatriée en France au début des années 2010. Avant de sauter le pas, elle s’était déjà donné une direction bien définie. D’abord journaliste pour La voix du Sahel et Le marabout , elle se lance ensuite dans l’audiovisuel. Elle y reçoit rapidement une reconnaissance de ses pairs. Également écrivaine, elle est notamment autrice de Paroles d’Orpheline , publié en 2009. Quand elle quitte le Burkina Faso, elle a donc une expérience non négligeable à faire valoir. Enfin, c’est à partir du Loup d’Or de Balolé qu’elle prend son envol en solo. Récompensée au Fespaco , elle devient la première femme de l’histoire du festival à remporter l’étalon d’or du documentaire de long-métrage. Mais, loin de vouloir uniquement souligner cet événement d’une très grande importance, la question qui taraude le plus est le rapport qu’elle tisse avec son propre pays, alors qu’elle vit à l’étranger depuis une dizaine d’années. Y a-t-il une transformation dans son regard ? Travailler depuis un contexte français apporte-t-il des biais qui ne seraient pas forcément présents si, comme Michel Zongo, elle était restée dans son pays d’origine ?
Le Loup d’Or de Balolé plonge dans un microcosme au sein d’un macrocosme : une carrière en pleine capitale burkinabè et dans laquelle s’est constitué une société autonome. Ce site exceptionnel a frappé le regard de cinéaste de Chloé Aïcha Boro, qui s’est alors intéressée de plus près à ses habitants. Durant deux périodes séparées par deux années, elle a dépeint leur lutte quotidienne, leurs espoirs et désespoirs, en se focalisant essentiellement sur le Loup d’Or ainsi qu’à sa famille , homme à la trentaine d’année qui dirige une association pour défendre les droits des travailleurs et travailleuses, sur le facétieux Adama Nana et deux enfants. Il en résulte un diptyque aux thématiques fort compartimentées. Évitant toutefois un découpage trop artificiel, Chloé Aïcha Boro adopte une approche beaucoup moins frontale que celle choisie par Michel Zongo. Toute en subtilité, elle préfère faire émerger la substance de leur quotidien. Il s’ensuit un documentaire qui enchaîne les conversations anodines en apparence, mais qui apportent l’air de rien leur lot de pépites. Le documentaire en ressort bien mieux rythmé que Pas d’Or pour Kalsaka comme il évite plus aisément d’enchaîner des témoignages chocs difficiles à agglomérer avec le reste du long-métrage.
Si l’équilibre est bien présent au point de vue du montage, ce n’est certainement pas le trait le plus remarquable du documentaire. Lorsque l’on gratte sous sa surface, Le loup d’Or de Balolé témoigne d’une très curieuse duplicité. Plutôt classique dans sa forme, mis à part son découpage en deux actes, son cœur balance entre trois inclinations principales. La première explose au visage dès les premières minutes. Le film est très soigné esthétiquement et l’équipe n’a pas lésiné sur les moyens pour parvenir à mettre en valeur autant le site que le moindre fracas de marteau sur un bloc de pierre. De magnifiques plans en drone donnent à voir un superbe décor aux nuances colorées insoupçonnables autrement. Mais aussi, et c’est ce qui mène à la seconde inclination, la réalisatrice appuie régulièrement ses très beaux plans non seulement de morceaux d’artistes locaux, ce qui est bienvenu, mais également d’une bande originale. Elle a été composée par Cyrille Aufort, nom sans doute inconnu à beaucoup de personnes. Pourtant, il n’est pas étranger aux oreilles des mordus et mordues de science-fiction horrifique. Il a composé la bande-son de de Splice du réalisateur canadien réputé Vincenzo Natali (connu pour Le Cube ). Autant dire que l’écart est grand. Mais, ce qui pose souci ici n’est pas l’écart entre les genres, mais plutôt la couleur émotionnelle dont Aufort imprègne Le loup d’Or de Balolé par sa musique . La bande son est bien souvent lancinante et portée par une grande tristesse, comme si le moindre sourire aperçu devait forcément cacher de l’amertume. Elle insiste sur la misère exposée, pourtant déjà bien appuyée par des panoramiques et scènes de la vie quotidienne. La seconde inclination concerne ainsi le regard que pose le film sur la réalité filmée. Au lieu de montrer autre chose que ce que le public occidental a l’habitude de voir, il s’enfonce la tête la première dans le piège consistant à renforcer les clichés préexistants. Ainsi, une grande partie du film consiste à exposer combien la vie est difficile dans la carrière par des plans-refrain fort réussis esthétiquement mais qui, d’un point de vue informatif, sont très légers. Heureusement, le long-métrage ne se limite pas à cela. Il incline troisièmement à représenter la lutte quotidienne des habitants de la carrière dans une ville marquée par des inégalités criantes et les événements qui ponctuent leurs semaines. Il y a en effet de l’espoir, là-derrière ! Néanmoins, il n’est jamais suffisant pour contrebalancer la gravité terrestre qui tend à faire redescendre inexorablement tout ce qui tend trop vite vers le haut. Il faut croire que la gravité terrestre est très forte dans cette carrière de Ouagadougou.
Le film, déjà complexe, pourrait se limiter à ces trois inclinations. Mais Le loup d’Or de Balolé est traversé de nombreuses séquences très curieuses, qui auraient pu être effacées au montage. Au contraire, elles y ont tellement leur place qu’elles sont intronisées dès les premières secondes. Chloé Aïcha Boro aménage le cadre avec l’aide de son sujet filmé, Adama Nana, alors qu’en arrière-plan des femmes vaquent à leurs occupations. Les habitants et habitantes des lieux interagissent avec la caméra. Celle-ci n’est pas hors-temps et hors-espace, effacée par les artifices du montage. Elle est pointée du doigt, désignée. De petite touche discrète lors du premier acte deviennent omniprésentes lors du second. Très régulièrement, et surtout au cours du second « acte », il est assez stupéfiant de remarquer la lucidité que les participants et participantes au film ont sur le film. Par exemple, celle des deux enfants suivis par l’équipe. Ces derniers travaillent et sont manifestement gênés par la présence de la caméra, qualifiant l’équipe de tournage de « guignols » et pointent du doigt combien les adultes « jouent le jeu » devant la caméra en montrant ce qu’il est attendu d’eux. Au-delà d’un film sur la misère, sur la lutte contre la misère, et sur tout le quotidien qui la ponctue, Le loup d’or de Balolé révèle également un tournage où se jouait une lutte entre la représentation que l’équipe de tournage a en tête de leur film et la représentation que les locaux veulent assurer d’eux-mêmes. Peut-être que la tension entre les deux inclinations, l’une portée vers le bas (la misère) et l’autre vers le haut (l’amélioration des conditions de vie) est justement dûe à cette négociation. En tout cas, ça laisse une curieuse impression étant donné l’écrasante majorité de commentaires négatifs. Si c’est dû à la nationalité française de la majorité de l’équipe, qui rappelons-le est la nationalité du pays colonisateur, c’est amplement compréhensible.Mais, cela voudrait donc dire que Chloé Aïcha Boro, malgré son origine burkinabè, n’a pas la capacité d’éviter les commentaires cinglants. Son expatriation en aurait déjà fait quelqu’un d’autre aux yeux des locaux, une étrangère, qu’importe si elle travaille à cheval entre la France et le Burkina Faso. Or, si ces tensions ont été si présentes sur le tournage au point de devoir faire partie du documentaire lui-même, cela pose des questions sur le contenu du film. S’il laisse en bouche une saveur un peu trop diluée, superficielle à certains moments, c’est peut-être à cause d’une barrière qui s’est instaurée entre l’équipe et les personnes filmées.
Quoi qu’il en soit, ce qui importe avant tout est de souligner à quel point derrière un documentaire qui peut paraître très classique peut se cacher un passionnant jeu de pistes. Si on a la patience d’explorer ses failles, il s’ouvre sur des dimensions insoupçonnables autrement. Ainsi, on peut le dire plus proche du documentaire de Michel Zongo qu’il ne le paraissait au premier abord. Loin d’être un documentaire premier degré qui se complait dans des artifices présentés comme « retranscription de la réalité », il est pleinement conscient des tensions qui le traversent. En cela, Chloé Aïcha Boro ne se fait également aucune illusion sur l’objectivité de ce qui est filmé. Mais, pour le montrer, elle emploie des méthodes bien plus subtiles que celles dont use Michel Zongo (sans vouloir pour autant remettre en cause l’excellence du travail du second). La situation doit y être pour beaucoup, comme le rapport à son sujet de documentaire engage une relation réciproque où elle a bel et bien la main sur son propre film, mais où également les sujets de son film exercent une contrainte sur le contenu final. Toutefois, tout n’est pas juste une affaire de contexte. Il ne faudrait pas masquer le talent manifeste de la réalisatrice. Malgré tous les boulets rouges qui ont pu être tirés au fil de ces lignes, il ne faut pas se détromper sur le fait qu’il s’agit d’un film vraiment passionnant. Délicat, magnifique sans se limiter à une peinture abstraite, conscient de ce qu’il montre malgré une tension étrange de plus en plus audible, ses déséquilibres sont sa force, la pulsation même de ce documentaire. Les battements sont ce monde dans sa pleine visibilité. Tandis que, entre les lignes, les moments de silence sont ce qui font éclore ses plus beaux moments de grâce.