Dans le cadre d’une collaboration avec Charleroi Danse, Peubléto d’Auguste Ouedraogo et de Bienvenue Bazié met les pieds au 140 pour une première belge après la France et le Burkina Faso. Une très belle occasion de voir briller Bienvenue Bazié sur scène au cours d’une pièce aussi élégante qu’étonnante.
Déjà familier des activités artistiques du duo burkinabé composé d’Auguste Ouedraogo et de Bienvenue Bazié, ce n’est pas sans une certaine attente que j’ai pris place pour voir Peubléto dans une salle pleine de jeunes pousses turbulentes et de gens qui toussent.
L’année dernière, dans un autre monde, sous un autre climat, j’ai eu la grande opportunité d’assister au CDC – La Termitière de Ouagadougou à la représentation finale de l’édition 2019 d’un des projets phares de Ouedraogo et de Bazié : Engagement féminin . Suffisamment important pour mériter un article entier (et pour faire l’objet d’une exposition à l’entrée de la salle où se jouait Peubléto ), Engagement féminin a pour objectif de promouvoir les performances chorégraphiques féminines. À partir de leur compagnie nommée Auguste-Bienvenue et en partenariat avec le Bordelais Wa Tid Saou et le Ouagalais Art Dev, les deux artistes cherchent à renverser la vapeur et offrir aux femmes un lieu d’expression artistique. Concrètement, cela signifie proposer des formations, des tournées et des résidences de création. Si les femmes africaines sont d’abord concernées, cela n’empêche pas la participation de danseuses issues d’autres régions du monde. L’année passée, une femme d’origine belge était ainsi présente parmi une poignée d’autres femmes occidentales. Plus que favoriser l’échange entre femmes de différents pays africains, ce qui est déjà admirable, le projet crée des ponts par-delà les continents. C’est d’ailleurs un point caractéristique du CDC – La Termitière, véritable pôle international de la danse où entrent en contact des cultures et des sensibilités parfois fort différentes. Clairement pas le lieu à fréquenter si vous cherchez Ouaga « l’authentique », mais clairement le lieu où jeter un œil si la danse contemporaine vous parle.
Mais, loin de moi ces conseils dignes du guide touristique, ces traits se ressentent également au niveau du style chorégraphique. Au cours de la première des représentations finales de la onzième édition d’ Engagement féminin, si je ne peux pas me targuer d’être un spécialiste de la danse contemporaine, j’ai eu toutefois la sensation de redécouvrir la danse, ses possibilités, revoir se définir ses frontières. Tout y était bluffant du point de vue de l’élaboration des chorégraphies, des performances des danseuses, dont une restera gravée dans ma mémoire : une danse finalement assez statique mais jouant avec la désarticulation totale de chaque membre. Et surtout, c’est cette redéfinition de la palette de mouvements qui m’a le plus frappé, cette manière de plonger au cœur des mouvements les plus infimes et de travailler sur les « mouvements morts », comme un peintre investirait sa peinture d’images manquantes. C’est cette capacité à tirer le corps hors de lui-même qui me fait revenir vers le duo. Afin de voir comment, après avoir tiré le meilleur de ces danseuses, Bienvenue Bazié tire le meilleur de lui-même dans le seul en scène Peubléto .
Assurément, il y a encore un monde de différence. Après le collectif, voici le projet personnel, intime, où Bienvenue Bazié se livre à son public, se met à nu. Ici il compte se confier à propos de la relation avec ses parents. D’emblée, la pièce s’ouvre sur un extrait audio de sa mère évoquant la vocation de danseur de Bienvenue Bazié. Engagement féminin proposait un orchestre symphonique, Peubléto donne à entendre de la musique de chambre. Ou plutôt une musique étouffée d’abord, cernée de murs de tissus légèrement opaques, où Bienvenue Bazié disparaît sans vraiment disparaître, mais suffisamment pour se retirer de son public et revenir peut-être un peu plus en lui-même. L’introspection est peut-être ce qui caractérise le mieux sa performance. Le tout est accompagné d’une musique qui peut rappeler certains films de science-fiction de la fin du siècle dernier.
La chorégraphie est remarquable de précision, jouant avec une facilité désarçonnante l’équilibre entre les mouvements hachés et la souplesse de ceux qui se déroulent et se réenroulent en eux-mêmes. Chaque geste prend une consistance comme pourrait le prendre une sculpture, un tableau, une mélodie particulièrement poignante, une scène de film particulièrement touchante. Mis à part qu’il ne s’agit que d’un mouvement et rien d’autre, et qu’en un seul mouvement Bazié parvient à éblouir. Il y a ainsi d’abord de la grâce, mais pas une grâce dans le sens classique, mettant en exergue le sens de l’équilibre. Une grâce qui naît d’un enfermement, de tourments, de gestes fébriles, d’une lutte incessante qui ne peut que finir en une course effrénée et absurde pour sortir de ces murs, mi-transparents, mi-opaques ; pour devenir autrement.
Et seulement là, tout s’ouvre, tout se déploie, de façon tout à fait extraordinaire et inattendue. Le spectacle de danse mute littéralement. Les murs de toile se déplacent et deviennent des toiles de cinéma : une toile en U en guise de fond et devant laquelle sont suspendues quelques bandes rectangulaires. Alors le Burkina Faso se met à se mouvoir. Vous vous croyiez dans un spectacle de danse, vous voilà face à une installation artistique visuelle on ne peut plus avant-gardiste, on ne peut plus élaborée, où tout se détache, où tout se fragmente, encore. Oui, le paysage s’ouvre, mais quelque chose se maintient de la tourmente sous la forme d’un éclatement. À peine est-il possible de reconnaître la ville. Je dirais Ouagadougou. Je n’ai pas la réponse à l’instant d’écrire ces lignes, mais je m’en satisfais. Je ne veux pas en savoir davantage, même si la critique journalistique pourrait exiger le contraire. Je me plais à observer ce monde fascinant, déformé, découpé, où la toile de fond diffuse quelque chose, les toiles disposées plus avant autre chose, et où mon regard erre dans ce tumulte sans pouvoir y retrouver les siens.
Et puis finalement tout se compose. Sa mère, son père, après l’installation vidéo, me voilà plongé dans un documentaire chorégraphié où Bienvenue Bazié ne danse plus sur de la musique mais sur leurs témoignages. Il danse ainsi littéralement sur leurs paroles, comme s’il s’agissait d’une manière de conjurer les effets néfastes que peuvent conduire leur influence. Qui n’a donc jamais entendu dire que les parents aimants ne voient pas leurs enfants grandir ? Qu’ils les ont toujours à l’esprit comme les petits bouchons qu’ils étaient à l’âge de 4 ans ? Réclamant évidemment conseils et d’être guidés encore et toujours pour s’en sortir dans la vie même 20 ans passés ? Avec bien entendu les risques de les étouffer dans leurs velléités d’indépendance ? La danse instaure ici le décalage salvateur, non pas pour rejeter ses propres parents, ici il n’en est pas question, mais pour trouver une forme de rupture-conciliation. Danser serait se transformer sur place, faire basculer son existence sans se déraciner de sa position originelle. Même si, bien entendu, ce n’est qu’une vision parmi d’autres, elle semble se confirmer ici. Il danse sur le rythme de ses parents, le rythme de leurs paroles, le rythme de ce qu’ils disent de lui, le rythme de ce qu’il entend de lui-même depuis la scène. Et il le retourne en se l’appropriant à travers ses chorégraphies singulières, entre mimétisme, gestes les plus ordinaires et mouvements les plus magnifiés, entre à-coups et mouvements déroulés méticuleusement, entre fermeté et relâchement, entre organicité et mécanisation. À tel point que l’être humain qui se meut ainsi sur scène apparaît non plus comme une personne de notre espèce, mais comme une créature à la nature changeante, en mutation constante au gré des chorégraphies. Comme si sa danse clamait : « Je ne suis plus seulement l’enfant de mes parents, mais aussi ce que j’ai fait de moi à travers mon art. » Comme si l’art avait ici une vertu d’auto-transformation, d’auto-redéfinition. Ou même non pas « comme si » mais « parce que ».
Et cela se confirme lorsque la danse rejoint la danse, dès que ses parents et lui-même atteignent une sorte de symbiose, dès qu’eux-mêmes prennent place au sein du spectacle et se mettent à danser « avec lui » à travers les images projetées. Bien sûr, ses parents dansent différemment, comme ils sont héritiers des danses plus traditionnelles du Burkina Faso, c’est-à-dire une danse aux gestes plus liés, plus ancrés dans le collectif, que ceux développés par Bienvenue Bazié au cours de ses recherches. Mais pourtant il ne cherche pas à les rejeter, à engager une « battle ». Plutôt il les imite. D’ailleurs, la chorégraphie adoptée par Bazié se nourrit énormément du mimétisme, d’observations suivies de réappropriations. Plus qu’une danse qui cherche à tout prix à rompre avec la normalité, c’est une danse qui s’en nourrit, pour en faire certes autre chose mais un autre chose magnifié, « bienvenubaziéifié ». Une sorte de bienvenubaziéification du quotidien, des émotions, des états d’âme, pour employer un barbarisme. Bienvenue Bazié se met à reprendre leurs pas et tout en même temps à en faire autre chose. C’est néanmoins suffisant pour en ressentir une forme d’hommage mêlé de création. Parce que durant cette séquence de la pièce, la musique d’accompagnement est un morceau de piano on ne peut plus cheesy , on ne peut plus premier degré et mélo, loin des musiques africaines et plus proche des musiques de soap opera . Parce que si cela commence par une reprise, ses mouvements se font vite amples et libérés, jetés pour disparaître dans le lointain. Il en naît une forme de libération, loin de l’enfermement observé au début. Mais en même temps libération dans la mécanisation, où le regard de Bienvenu Bézié se fait glacé comme celui d’un cyborg, impression soulignée par le bruit de remontage d’un mécanisme à ressort qui ponctue le morceau.
Curieuse œuvre par conséquent ! Œuvre en mille feuilles, elle me laisse interdit à force de remettre en question chaque couche d’interprétation avec laquelle je cherche à la cerner. Libération mais acception, libération mais mécanisation, comme s’il y avait un troisième niveau sous-jacent, échappant à ma compréhension. Œuvre curieuse, où le futurisme rejoint l’instantaniété de la performance et le passé de l’héritage… Œuvre ambitieuse alors, surtout, où au point de vue formel le sens du développement chorégraphique se réinvente à travers la réappropriation des outils cinématographiques et documentaires. Et pourquoi ne serait-ce d’ailleurs pas le cinéma, l’élément manquant ? La machine manquante ? Qui permettrait de faire comprendre combien Bienvenue Bazié n’y est plus un simple être humain, mais un homme-machine, se conjuguant avec la retransmission mécanisée du témoignage de ses parents pour s’accomplir. En me laissant dériver un peu, je pourrais y voir une résurgence de l’afro-futurisme, si l’artiste ne fronce pas trop des sourcils en entendant ce rapprochement. Après tout, l’afro-futurisme n’était-il pas à l’origine un mouvement ayant pour objectif de se libérer du passé en embrassant la possibilité d’une recréation ? C’est une piste, et je la repose là d’où je viens la trouver pour laisser à d’autres la possibilité d’y penser, ou de la rejeter.
Quoi qu’il en soit, une chose est dénuée de doute : si je n’ai peut-être pas été tout à fait pris par sa prestation à cause d’un choix musical qui m’a laissé perplexe (voir « cheesy » plus haut), il ne fait aucun doute que Bienvenue Bazié aidé par Auguste Ouédraogo m’ont offert un spectacle tout à fait maîtrisé, prenant, éblouissant, même s’il me reste peut-être encore des points à éclaircir. Même si je n’ai pour l’instant qu’une seule chose en tête : la revoir, pour tout saisir, pour enfin capter les bouts d’histoire qui m’ont échappé. Mais peut-être que ce « même si » est encore une fois un « parce que », que l’opposition est encore une fois un lien de cause à conséquence. Comme le flou a ses vertus, et qu’une rationalisation trop poussée ferait perdre le plus précieux : l’émotion. Alors, mieux vaut fermer les yeux sur les « apories » et me laisser prendre par les multiples couleurs qui m’ont animé. Plutôt faire l’éloge du flou, l’éloge du fou, qu’étalage du théorème chorégraphique, tant est que le second puisse exister.