Après un cycle sur l’exploration polaire, la chorégraphe Bahar Temiz vise l’espace dans son nouveau spectacle, Punkt , dont la première mondiale s’est déroulée au KVS le 19 janvier . La considération principale du spectacle tournant autour de notre incapacité à voler, le trio de danseurs s’échine à comprendre ses limites, et à s’accommoder de sa nature humaine.
Plus que nous conter une histoire ou nous apprendre une leçon, Punkt nous emmène à la découverte d’un environnement. Durant un ballet quasi incessant d’une heure, deux danseuses (Amanda Barrio Charmelo et Bahar Temiz) et un danseur (Igor Shyshko) foulent la scène sombre et aride du KVS à la découverte de l’espace. Tour à tour en un vol grâcieux, puis dans un état de pesanteur élégant ou enfin en proie à la gravité, les trois protagonistes semblent ne jamais rejoindre le sol, et concentrent leurs découvertes et mouvements dans cet environnement où l’être humain n’est finalement qu’un élément incongru.
C’est en tout cas le principe de composition de ses spectacles que suit Bahar Temiz, chorégraphe et philosophe turque qui évolue entre la France, les Pays-Bas et la Belgique depuis ses études. Au cœur de ses réflexions : la découverte d’un environnement , et la capacité des corps et psychologies humaines à s’y intégrer.
On ne parle pas tant de l’envolée ou de l’atterrissage dans Punkt : l’attention se porte sur cette temporalité entre les deux. Même si le moment est voué à n’être que ponctuel : scientifiquement, c’est bien rappelé de manière factuelle lors de la représentation, l’homme ne saura jamais voler de ses propres moyens. C’est peut-être cet aveu d’échec, énoncé presque d’emblée, qui teinte naturellement l’heure de spectacle d’une mélancolie sombre, légèrement défaitiste, presque alarmiste. Contre-nature, fragile, le temps de vol sera bref.
Un spot suspendu à trois mètres du sol formant une sorte d’éclipse lunaire, un disque d’aluminium réfléchissant comme une planète lointaine, le sol et le fond de scène d’un noir profond, ponctués uniquement de fins traits cordés lumineux donnant l’illusion de firmaments… L’espace scénique se compose d’éléments d’une simplicité déconcertante, illustrant souvent la grande inconnue que représente l’espace, parfois une sorte de station spatiale caricaturée. Constitués de shorts légers, les costumes du danseur et des danseuses sont loins des tenues de cosmonautes, bien que la présence centrale de harnais rappelle tout de même l’attirail d’un parachutiste. L’immersion vers le ciel est immédiate.
Dans cet univers singulier, plusieurs temporalités s’enchaînent. On passe de la légèreté à la lourdeur, de l’ensemble solidaire à la solitude, de la pesanteur à la gravité, du ralenti à l’accéléré. En une ligne, main dans la main, les danseurs exécutent un lent et consciencieux jeu de répétition de mouvements des pieds : comme un ballet millimétré de gestes à effectuer en terrain inconnu, en fil indienne et avec précaution. Ponctuée de sons grinçants et discordants, la notion de découverte marque la première partie de la chorégraphie. Cette appropriation du terrain concerne tant les protagonistes que les spectateurs, qui découvrent petit à petit les différentes lectures possibles de la représentation. On soulignera particulièrement le travail subtil de l’éclairage, qui provoque une imagerie plus parlante que les gestes chorégraphiques eux-mêmes. En périphérie de vision, un mouvement ombragé capte notre attention : sur le plafond, au-dessus des gradins, la rapide rotation des bras des trois danseurs crée réellement une double hélice, rappelant les pales d’un hélicoptère, ou une éolienne particulièrement véloce. En fin de représentation, alors que le rythme s’accélère, l’ombre de la ronde tourbillonnante formée par le trio sur les côtés de la scène provoque un sentiment irréel, évoquant les ballerines miniatures qui spiralent incontrôlablement à l’ouverture d’un coffret à bijou.
Conceptuel, Punkt joue décidément de l’étrange. En témoigne également le choix de l’accompagnement sonore, qui participe grandement à la construction du ton alarmiste. Ainsi, le ballon qui se dégonfle lentement sous nos yeux forme comme une sirène désagréable. Constitué de sons répétitifs, proches du réel puis progressivement distordus, le tempo musical fait référence à des souffles, des rotors, des grincements mécaniques… Sans jamais tomber dans la définition de musique, on retrouvera quelques moments plus doux et mélodieux, comme une référence discrète au titre « O Superman » de Laurie Anderson , bienvenue parmi cette immersion oppressante.
Le bruit des pieds nus des danseurs sur le lino aux moments silencieux crée aussi une sorte de musique qui rythme et marque la solitude et le vide dans lequel les danseurs sont plongés. Eux-mêmes s’immiscent dans le paysage sonore en chantant en harmonie notes et phrases répétitives en anglais, créant une certaine impression d’absurdité face à l’évidence de leurs propos et au ton fataliste utilisé. Au-delà de l’impossibilité de voler, le sous-texte semble indiquer que la chute est inévitable, l’être humain à jamais voué à descendre toujours plus bas, toujours au plus proche du sol.