Adeline Dieudonné, autrice à succès depuis quelques années , « Reste » dans les incontournables autrices belges contemporaines. Son nouveau roman dépeint un couple partagé entre l’amour et la mort, sur un ton d’une cruauté essoufflante et époustouflante.
Adeline Dieudonné a de nouveau frappé ! Son style cru et son univers malsain ont envahi encore une fois les librairies et renforcé les louanges à son égard. Avant Reste , j’ai pu découvrir ses deux grands romans précédents, La Vraie Vie qui a remporté le prix Victor Rossel en 2018, et Kérozène , en seulement deux jours. Il m’est rarement arrivé de me plonger aussi vite dans une œuvre, et les pages de l’autrice m’ont rapidement interpellé et tellement plu. La romancière nous aspire dans des situations dérangeantes, dégoûtantes et difficiles à lire, grâce à une absence de filtre. Quelques exemples sont vite trouvés dans ses textes : la peur d’une personnage à l’abri d’une fusillade, de nombreuses histoires de viol, à coups de MST ou de zoophilie, ou encore des blessures décrites sans pudeur.
Il aimait me montrer, il aimait mes shorts courts, il aimait mon cul. Non, il n’aimait pas mon cul. Il était fier de mon cul. La lueur d’envie dans les yeux de ses potes l’égayait. J’étais son cul. Et la gentille mère de son enfant.
Les thèmes de ce quatrième roman s’articulent autour de la notion de couple. Il est constitué de deux lettres envoyées par une femme à l’épouse de son amant. De sa signature anonyme « S. », elle raconte les jours qui ont suivi la mort de M., l’amant, anonyme lui aussi. L’amour, l’attirance, l’affection, et leurs différences construisent les problématiques principales du récit. Sont abordés aussi les enfants, les ruptures, le mariage, le sexe, etc. L’anonymat des personnages peut s’expliquer par la transparence et l’objectivisation des sujets difficiles que l’autrice choisit. Ceux-ci ne sont ainsi pas associés à une identité dans laquelle pourraient s’identifier les lecteurs. En effet, ne pas mettre de nom sur un personnage permettrait de ne pas considérer comme humains ses actes et pensées affreux et immoraux.
"Aussi léger à porter que fort à éprouver." C’était comme ça que nous définissions notre lien, nous en avions fait une sorte de devise ou de promesse, que nous avions empruntée à Camus, ou à René Char, je ne sais plus.
Cette immoralité-là est ressentie dès l’incipit : la narratrice envie sa destinataire d’ignorer la mort de M. sans donner l’impression de s’en sentir coupable, tandis qu’elle se repose dans les bras de son cadavre noyé quelques heures avant. Et « son cadavre », c’est aussi le sien, à elle. Elle ne l’a pas tué, mais interprète son rôle, sa vie, comme s’il était un jouet, à le chérir, à le laver, à l’emmener à travers tous ses déplacements. Elle ment et cache son décès au propriétaire de l’hôtel où ils étaient en vacances, et enfouit son corps dans le coffre de sa voiture, comme une valise de souvenirs. La recherche éthique se traduit par cette ambiguïté sur la culpabilité de « S. », bien qu’elle ne soit pas meurtrière, elle joue avec la mort.
Mardi 5 avril 2022. M. est là, allongé près de moi. Il est mort. Il est mort.
Deux scènes ont retenu mon attention. La première décrit de manière terriblement détaillée le viol dont la narratrice a été victime par son compagnon antérieur. Un réalisme au plus sordide, au plus dégoûtant. « Si je décide qu’il ne m’a pas violée, le viol n’a pas eu lieu. » La narratrice prétend choisir si le viol qu’elle subit en est vraiment un, déniant la réalité objective et tentant de brouiller les limites de l’obscénité pour ne pas nommer l’innommable. Dans la seconde scène, avec une répugnance merveilleusement racontée, elle se greffe une dent de M. dans le poignet pour immortaliser leur relation. Mais qu’y a-t-il de plus tranchant qu’une dent, de plus déchirant, de plus incisif ? On comprend ce paradoxe symbolique de s’attacher à ce qui arrache, mais si elle est extrapolée, la réflexion pose plus de questions qu’elle n’en résout.
Je savais que vous alliez recevoir ma lettre et j’ignorais quelle serait votre réaction. J’ai supposé que vous alliez appeler la police, j’aurais fait pareil à votre place.
Le titre Reste n’est pas anodin, et l’épisode de la dent est parlant à ce propos. A priori, la charogne que la narratrice s’échine à conserver, entourée des mouches qu’elle se plaît à décrire et le liquide noir qui s’écoule, finira tôt ou tard par disparaître. Mais ce qui Reste , ce sont les souvenirs, les remords et les regrets, les dilemmes auxquels les personnages s’exposent et les horreurs qu’ils nous imposent. Un détail sorti de nulle part m’a semblé capital : fuyant l’endroit de la catastrophe, la narratrice passe par une station-service, qui rappelle le cadre de Kérozène , le roman choral dans lequel elle était apparue, et donc annoncée. Le prochain roman pourra peut-être y répondre : s’il met en scène un autre personnage de Kérozène , nous pourrons alors penser à une œuvre-puzzle, dont la station-service serait le point de réunion.
En somme, Adeline Dieudonné a encore une fois confirmé l’originalité de ses thématiques déconcertantes. Et c’est peut-être, paradoxalement, ces particularités, dont j’ai entendu des critiques sur leur redondance, qui l’empêchent de se renouveler. Pour ma part, je trouve que son univers mérite amplement d’être exploré et réexploré, toutefois en approfondissant certains aspects. Par exemple, je regrette que l’ambiguïté qu’elle instaure entre le bien et le mal n’ait pas retourné encore plus les mœurs. L’autrice doit absolument passer à la postérité, mais j’espère bientôt lire l’œuvre magistrale qui ne nous en fera plus douter !