Softie de Sam Soko
Après avoir reçu de multiples prix à travers le monde, dont au prestigieux festival Sundance, le documentaire Softie du Kényan Sam Soko se dévoile au public belge par l’entremise du festival Millenium. Film sur l’amour familial et sur celui envers son pays, il ne manque pas d’ambition. Engouement usurpé ou mérité ? Se prend-il les pieds dans le tapis ou doit-on le lui dérouler ?
Une chose est certaine : Softie de Sam Soko ne laisse pas indemne. Dès les premières minutes, le ton est donné : dans l’obscurité, un groupe d’hommes remplit des bouteilles de sang. Ensuite, ils se déplacent dans une décharge pour peindre des cochons « MPIG », jeu de mot avec MP (traduisible par membre du parlement ). Toute cette préparation est destinée à une manifestation contre le parti au pouvoir, connu pour ses nombreuses malversations, combines politiques plus que douteuses et atteintes aux droits humains. Nous sommes au Kenya, à Nairobi, et le documentaire immerge son public dans le quotidien de Boniface Mwangi et sa lutte contre les élus corrompus depuis 2013 jusqu’à peu près nos jours. D’abord photographe militant attiré par les scènes de violence entraînées par les mesures brutales du gouvernement, Sam Soko le suivra bien au-delà. Boniface Mwangi décide de fonder un parti politique et de se présenter aux élections, afin de renverser la vapeur et de proposer un autre avenir à son pays.
Le grand mérite du réalisateur n’est pas tant de montrer des images chocs, de violences, de manifestations, d’arrosage d’activistes, que ce soit à la lance à eau ou au gaz lacrymogène. Cela, n’importe quel journal télévisé est capable de le proposer. C’est plutôt d’arriver à rendre palpable cette réalité. Pour moi qui suis ouest-européen, cela signifie ne pas voir le Kenya comme une destination touristique où aller faire du safari, un pays où voir des tribus épargnées par la civilisation ou je ne sais quel cliché qui aplatit la complexité du pays. Mais c’est de montrer que la réalité kenyane peut résonner avec la mienne. Que leurs préoccupations peuvent être les miennes. Que les troubles traversés par le peuple kényan, si les conditions étaient propices pour qu’une situation similaire se présente en Europe, ne seraient pas si différents ici. Sam Soko parvient à donner chair à ce qu’il filme avec un talent exceptionnel car il parvient non seulement à interpeller le public africain auquel ces questions s’adressent en premier lieu, mais aussi le public occidental.
Ce succès n’est peut-être pas étranger à son habile couplage entre film politique et film familial. Si on suit évidemment Boniface dans sa lutte, on peut l’observer en parallèle dans son quotidien. Le documentaire gagne ainsi en épaisseur. Il n’est pas question d’avoir uniquement une vision de surplomb sur les événements, mais d’embrasser la situation sous plusieurs facettes. Sam Soko souhaitait à l’origine tourner un documentaire autour de l’amour que Boniface cultive pour sa patrie et pour sa famille. On voit combien les deux sphères entrent en relation. Le héros du film a tendance à mettre la première avant la seconde. Vivre dans un pays sain permet d’assurer un avenir sain pour les générations futures. Cela veut dire, un avenir qui ne rime plus avec des luttes interethniques, de la corruption, l’ingérence occidentale (par le scandale Cambridge Analytics ici remarquablement mis en évidence). Mais, aussi, il arrive que ces sphères se percutent violemment. Se présenter aux élections au Kenya n’est pas sans risque. De nombreux politiciens sont prêts à tout pour s’assurer leur place au sommet, y compris d’éliminer leurs opposants. Les rebondissements sont donc nombreux. On voit les conséquences de son engagement sur sa femme, personne extraordinaire sur qui Sam Soko met d’ailleurs une focale particulière, et la vie de ses enfants. Tout ceci contribue efficacement à obtenir une crédibilité rarement vue ailleurs sur un tel sujet.
En bref, Softie laisse pantois par sa capacité de saisir une réalité à vif. Il ne manquera pas de revenir hanter son public des jours durant après la vision. Il s’agit sans conteste de l’un des documentaires les plus réussis de cette année et peut-être même du meilleur documentaire africain ayant émergé actuellement sur la scène internationale. Je serai certainement amené à le conseiller encore et encore, tant il témoigne du développement d’un cinéma documentaire africain plein de promesses. D’après les propos de Sam Soko saisis lors d’une interview donnée à la dernière édition en date de l’ Encounters South African International Documentary Festival, le genre est d’ailleurs en pleine éclosion au Kenya. Cette année, il faut par exemple compter sur The Letter de Maia Lekow et Christopher King ou I am Samuel de Pete Murimi, qu’il conseille chaudement. Quant à la suite, elle se profile déjà bien, étant donné que Sam Soko est actuellement en train de coréaliser avec Kenneth Jura le documentaire Lea . Mais loin de ne faire que conseiller des films et en faire lui-même, il participe à ce foisonnement avec la maison de production qu’il a cofondé : LBxafrica . Aux curieux et curieuses à présent de se lancer sur les réseaux pour découvrir plus précisément ce qu’il en retourne….