Suite de King of the Belgians, The Barefoot Emperor de Jessica Woodworth et Peter Brosens promet des scènes plus loufoques les unes que les autres aux curieux et curieuses qui sauteront le pas pour suivre les nouvelles aventures de Nicolas III, roi des Belges. Retour sur l’une des plus manifestes réussites cinématographiques de ce début d’année.
Il y a de multiples catégories de films. Il y a les films réussis, certainement, mais qui, à force d’essayer de mettre le cul sur dix chaises à la fois pour satisfaire tous les publics, finit par ne plus toucher personne. Puis, il y a certainement aussi les films qui ne s’excusent pas de leurs excentricités, voire même qui défient les catégories. The Barefoot Emperor en fait très clairement partie, par son ton, sa galerie de personnages, sa folie ambiante qui n’est relâchée qu’à de rares moments, ceux où la réalisatrice et le réalisateur semblent faire un mouvement de retrait pour se consacrer à solidifier le scénario. J’aurai l’occasion de revenir sur ces moments où on se dit « Het is jammer ! »1 en haussant les épaules avec un petit sourire pincé.
Quoi qu’il en soit, The Barefoot Emperor est un de ces films que j’espère retrouver plus souvent, dans un paysage cinématographique peuplé de films trop sages, délivrant des messages comme des coups de bélier destinés à forcer la porte de châteaux forts ouverts aux quatre vents. C’est donc un film que j’ai attendu fébrilement, qui aurait pu décevoir du fait de son statut de suite, mais qui m’a donné tout le contraire : la sensation d’avoir eu la chance de voir l’un des films belges les plus réussis de ce début d’année. Si bien que, s’il n’est pas acclamé ou au moins salué aux Magritte 2021, je ne pourrais voir là qu’un basculement vers une réalité parallèle où il n’aurait jamais existé.
Selon moi, il ne s’agit pas seulement d’un film réussi, d’un film drôle. Mais c’est un film qui témoigne d’une identité qui mérite d’être creusée, tant elle recèle de richesses, tant elle est foisonnante dans l’étendue des incertitudes qu’elle manifeste lorsque l’on s’y attarde de plus près : l’identité Belge, étrange voire paradoxale, semblant parfois vaporeuse, prête à s’estomper au moindre souffle, et pourtant ayant une consistance à nulle autre pareille. Plus encore, c’est un film qui montre l’importance de notre pays sur l’échiquier européen, par rapport à ce qu’il représente, par rapport à ce qu’il symbolise. Il renouvelle le sens de notre pays, ou plutôt le rappelle ou l’exhume. Plus qu’un film absurde, décrit sur les flyers et affiches comme un film entre « Kafka et les Monthy Python » (rien que ça), The Barefoot Emperor tente de faire émerger une signification collective à la fois de notre pays et de l’Union Européenne. Cela nécessite bien entendu de prendre en compte les nombreuses difficultés que présente un tel projet. Pour cela, rien de mieux donc que de l’aborder à partir d’une histoire complètement frappadingue mettant en scène le roi des Belges, ici nommé Nicolas III, et non plus francophone, comme l’est la famille royale actuelle, mais néerlandophone. Et là est l’un des coups les plus ingénieux : quitte à élaborer un univers qui se fait le reflet de notre pays, autant accomplir le jeu du miroir jusqu’au bout et inverser les présupposés habituels. Nulle Flandre sécessionniste : dans ce film, c’est bien la Wallonie qui clame son ras-le-bol et qui provoque la fin de la Belgique.
En cela, rien de nouveau. The Barefoot Emperor est la suite de l’excellent King of the Belgians, dont il reprend une grande part des acteurs et actrices. Cela veut dire que l’on peut à nouveau compter sur la présence de Peter Van den Begin, qui incarne à la perfection Nicolas III, Lucie De Bay, incarnant Louise Vancraeyenest (responsable de l’image public du roi, mission impossible parmi tant d’autres qui émaillent les deux films), Titus de Voogt, incarnant Carlos de Vos (valet du roi) et le très bon Bruno Georis incarnant Ludovic Moreau (chef du protocole de Nicolas III). Mais, aussi, que l’on peut compter sur les bases que le précédent film avait mis en place. Cela veut dire, comme déjà évoqué, un monde dans lequel la Belgique n’existe plus et un « roi » incapable de revenir chez lui. Dans le précédent épisode, Nicolas III était en visite en Turquie, nouveau membre de l’Union Européenne. Mais, les choses tournent mal. Une tempête solaire cloue tous les avions au sol. Il ne reste alors « plus qu’à », en toute clandestinité, prendre la route par les Balkans (hautement symbolique car, à l’instar de l’ex-Belgique du film, les Balkans sont connus pour leur éclatement en une multitude de petits états). Les services de sécurité turques sont aux aguets et il faut ruser pour s’en échapper, quitte à devoir se déguiser en danseuse Bulgare.
Le second film reprend la trame du premier, mais sans s’imposer de devoir en épouser exactement l’esprit. Il ne s’agit plus d’un road movie , mais d’un huis-clos. Après que le roi se soit fait tirer dessus à Sarajevo à l’occasion de la reconstitution du célèbre attentat marquant le début de la première guerre mondiale, The Barefoot Emperor se déroule en très grande majorité dans l’ancienne résidence d’été de Tito en Croatie. Ceci autant au sens fictionnel que réel ! L’équipe s’est effectivement déplacée jusque-là pour le tournage. On retrouve ainsi les premiers amours du couple de réalisateurs : le goût de l’expérience du terrain propre au documentaire.
Quoi qu’il en soit, ce changement de registre permet à quiconque n’aurait pas vu le premier film de néanmoins suivre l’histoire. Même si, évidemment, certaines nuances du caractère des différents personnages ne seront plus évoquées dans le second, alors qu’ils étaient traités en détail dans le premier. Il ne s’agit que de maigres pertes de sens, pas de quoi se sentir perdu dans un film qui fait un virage net par rapport aux enjeux de King of the Belgians. De plus, le scénario du premier est d’une limpidité telle que le bref résumé au début de The Barefoot Emperor suffit amplement à la compréhension.
En bref, rien ne semble se mettre dans le chemin du public pour savourer ce film dans lequel les gags surréalistes pleuvent autant qu’il pleut en Belgique. Même plus, le film s’enrichit par rapport au second. Là où le premier se voulait plus « classique », dans le sens où les gags s’ancraient surtout dans les péripéties de la team royale, le second se veut nettement plus baroque grâce à une structure plus permissive en matière d’excentricités et de séquences tout en poésie. Cela se ressent premièrement par la multiplicité des langues qui traversent le film, quadrilingue à l’écran et peut-être plus encore lors du tournage. Une gymnastique à laquelle a dû s’adapter toute l’équipe.
Mais surtout, habilement, le couple de réalisateurs met en place au sein du long-métrage une routine composée de rituels étranges, et ce dès les premiers pas sur l’île. Ainsi naît un univers singulier dans lequel les règles ne sont plus tout à fait celles du monde quotidien, mais où l’inattendu peut surgir à tout moment. Les identités s’y mélangent, ce qui était la règle devient l’exception et l’exceptionnel devient la règle. De plus, perdu de vue dans le premier film, l’intérêt pour les animaux que Jessica Woodworth et Peter Brosens portaient dans le très recommandable et très atypique La cinquième saison , refait surface. Ainsi, dans The Barefoot Emperor , perroquets, éléphant, étalon… et surtout lama, viennent faire dérailler le film lorsqu’il s'approchait trop de la normalité. Le statisme du film permet donc de sortir de la linéarité du premier pour s’épanouir dans toutes les directions, dans l’attente d’une possibilité de fuite, de départ, ou de futurs développements sur l’avenir du continent. En plus d’un film bidimensionnel tiré par les aspirations de ses personnages, ce souci du détail dans la retransmission quasi documentaire de ce quotidien permet également d’explorer une sorte de tridimensionnalité narrative dans laquelle les vecteurs se démultiplient par leurs sens, leurs directions, leurs intensités. Or c’est dans cette profusion que le film s’épanouit le plus, offre aux spectateurs et spectatrices ses plus beaux moments.
Dès lors, on en revient à l’inévitable « oui, mais… ». Oui, mais, il faut bien que l’histoire se finisse, que l’avion cesse ses acrobaties et se décide à se poser au sol. Il faut donc que le film s’aplatisse pour qu’une direction soit privilégiée parmi d’autres. Il faut, par conséquent, se décider à tout recentrer sur un fil précis. Ce qui ne se fait pas, sans risque de briser la magie jusqu’alors bel et bien présente. C’est dans ce resserrement que je m’exclame le plus intensément « Het is jammer ! ». Parce qu’il y a quelque chose qui se perd lorsque *remplissez ce passage par les événements dont vous aurez pris connaissance en voyant le film*. Bien heureusement, quelques sursauts permettent de ne pas faire glisser le récit vers des eaux trop conventionnelles. Il ne renonce jamais tout à fait à son esprit non-sensique, voire dadaïste, ne manquant pas de prendre à revers l’une ou l’autre situation trop prévisible. Si le passage de la 3D à la 2D est parfois un peu laborieuse, il reste néanmoins la volonté de donner un coup de pied dans la fourmilière pour rehausser le film de quelques derniers coups d’éclats. Suffisamment pour que je sorte plus que ravi du spectacle assez fou dont j’ai été le spectateur… Au point de ne pas voir (ou vouloir voir) ses défauts. The Barefoot Emperor prouve ainsi combien Peter Brosens et Jessica Woodworth sont devenues des figures incontournables du cinéma belge.