Theory of Society
Cocher des cases
Dans Theory of Society, la compagnie Narcisse, menée par Luca Arrigoni, tente de dresser un portrait sociologique d’une communauté isolante, pour finalement n’arriver qu’à reproduire des clichés. En résulte une première au W:Hall qui a furieusement manqué de subtilité.
Theory of Society, la cinquième création de la compagnie Narcisse fondée à Bruxelles en 2019 autour de Luca Arrigoni, était présentée pour la première fois au W:Hall le 14 mars dernier. On y espérait une performance contemporaine et moderne ; une réflexion sur nos modes de vie, sur nos manières d’évoluer dans une société aux enjeux complexes et variés… Il n’en sera rien. Theory of Society se contentera plutôt de reproduire des clichés en série lors d’une performance relativement scolaire, qui finira par nous mettre mal à l’aise à certains moments.
On se retrouve ainsi face à deux danseurs et à deux danseuses, tous cantonnés à un rôle dont ils ne s’extirpent jamais. La présentation de la pièce l’annonçait presque : l’idée derrière la chorégraphie est de démontrer l’aspect solitaire, enfermant, de nos sociétés. Comment, malgré une cohabitation constante, lien, entraide et communion ne se produisent pas, ou alors seulement en échange d’un service ou d’un bénéfice personnel. Un propos certes réducteur, mais qui peut valoir la peine d’être exploré, s’il dépasse ce postulat de base ou nous propose de découvrir des modes de vie ou trajectoires plus riches. À la place, on n’observera que quatre individus stéréotypés. On a le solide beau gosse homme-d’affaire-costume-cravate, la fluette jeune femme en robe rouge sexy ‒ seductrice, celle à la coiffure ébouriffée, plus rock’n’roll et débridée (mais toujours en belle robe de cocktail, bien sûr), et l’homme noir en guenilles simples et sombres qui incarne la pauvreté. Autant de caricatures qui n’échappent pas aux énièmes représentations figées, de genres comme de races : la femme, toujours belle, soignée, aguicheuse ; l’homme CEO ou SDF. On est bien loin des actuelles considérations autour de la précarité féminine, ou d’imaginer des hommes pouvant jouer de leurs atours physiques. Sans même s’éterniser sur l’impair dérangeant qui fait du seul danseur noir le mendiant (vraiment ?) et non le chanteur lyrique, une attribution qui conviendra apparemment mieux à la « sage » danseuse.
Les quatre se relayent ainsi dans des solos qui accentuent leurs caractéristiques. On retiendra le fameux clochard dont le court temps de scène se résume à une douche de lumière froide, une présence renfermée et une main en coupe secouée à tout va comme une demande d’aumône. Une séquence d’autant plus dommage quand on constate la technique et la grâce époustouflantes de Emmanuel Diela Nkita, qui se distingue largement dans les canons1. Autre scène, autre simulacre, celui de la magnifique femme en robe rouge. Pleine aux as, elle s’essaye au chant lyrique sous le regard indulgent de ses camarades, alors qu’elle s’évente avec les billets qu’elle produit à l’infini de sa poche. Alors oui, elle chante faux mais elle est si belle et si riche qu’on ne peut que l’encenser ! Pourtant, bien qu’elle se la joue détachée d’une richesse qu’elle étale ostensiblement au fil de sa performance, elle finira par se précipiter au sol avant sa sortie de scène pour tout réempocher à la va vite, bien consciente que seuls ses billets lui donnent du crédit.
On soulignera toutefois la beauté des ensembles qui offrent des bulles d’air bienvenues. Dans des parenthèses simples de danse moderne, les danseurs laissent tomber leurs costumes au profit de sobres sous-vêtements noirs ou chair. Ainsi dépouillés de leurs contraignants habits de façade qu’ils suspendent sur des mannequins en arrière scène, ils reproduisent tour à tour les mêmes enchaînements, comme pour souligner qu’on est en fin de compte tous pareil. Juste morale à l’intérêt certain, mais qui manque de subtilité et d’impact. Ceci s’explique malheureusement par un petit manque de synchronicité, mais surtout par un décalage de niveau entre les quatre danseurs. Plus précis, plus solides, plus fluides et plus touchants, Sandrine Wouters et Emmanuel Diela Nkita captivent le regard, renforçant le déséquilibre de la représentation. Le danseur et la danseuse les plus abouti·es sont finalement ceux qui ont le moins de temps de scène, tandis que les deux autres offrent des performances plus théâtrales que dansées et on a tendance à s’ennuyer.
Le constat est assez déroutant, le chorégraphe n’étant autre que l’un des deux autres danseurs, Luca Arrigoni. Probablement le danseur le plus mis en avant dans cette création, il manquera pourtant de nous toucher ici. Si le fond avait été plus profond ou délicat, on aurait volontiers pardonné le choix de la bande sonore, brute et sans modernité, ou l’éclairage vif qui vient à plusieurs reprises aveugler le public. Malheureusement la forme ne vient pas pallier un propos creux et Theory of Society nous laisse plutôt dubitatif, voire carrément déçu.