Wakatt , la dernière pièce du metteur en scène et chorégraphe burkinabé Serge Aimé Coulibaly, atterrit pour sa première mondiale sur les planches du Théâtre National ce 22 septembre. Explosive et tourmentée, accompagnée d’une musique à l’avenant, elle transmet par la danse les périodes crépusculaires dans lesquelles le monde bouillonne.
Si le Burkina Faso était une planète, autour d’elle graviteraient de nombreuses lunes. Parmi ces dernières, les plus lointaines louvoieraient entre l’orbite de la planète-mère et la nôtre, jusqu’à parfois s’exiler des révolutions solaires durant. Parmi ces lunes s’esquisseraient des mini-systèmes où danses, musiques, images mortes jetées sur toiles se joignent en un univers itinérant. Si le Burkina Faso était une planète, nous verrions souvent ces astres parcourir notre ciel. Mais ils ne sont pas nombreux, ô non. En les voyant, on songerait plutôt à un village.
Le monde burkinabè de la scène orbite en effet autour de quelques figures de proue immanquables liés directement (ou presque) entre eux. Parmi eux, depuis déjà longtemps, baroude Serge Aimé Coulibaly, connu pour ses pièces chorégraphiques théâtrales (ou théâtrales dansées ?) engagées. Comme d’autres artistes du pays, comme Étienne Minoungou, il s’est installé en Belgique pour satisfaire ses ambitions artistiques. Ses pièces ne sont donc clairement pas inconnues. Kalakutta republik et Kirina ont longuement tournées sous nos latitudes. Toutefois, si sa dernière pièce, Wakatt , a droit à une première bruxelloise, c’est surtout à cause des soubresauts de cette période virale agitée. Lorsque dans la troupe se côtoient Camerounais, Burkinabè et Français, on ne peut que soupçonner le casse-tête occasionné par sa représentation.
Wakatt , c’est d’abord des ombres qui se dessinent et s’effacent à tour de rôle sur un fond de crépuscule. Puis, c’est un paysage de cendres, desquelles émerge un homme, tandis qu’autour des êtres mécaniques se tournent comme les aiguilles d’une horloge. Lorsqu’il s’est enfin extrait du sol, il ne se relève pas. La chorégraphie qui l’anime n’a pas encore cette consistance. Wakatt n’est pas un spectacle qui cherche à explorer des tempos mesurés, des mouvements pleinement synchronisés, des gestes harmonieux, puisqu’il est trop tard pour cela. Ces humains qui habitent la scène sont semblables aux dernières traces de leur espèce, une lueur fragile qui s’ébat depuis le désespoir ou depuis un espoir qui ne trouve son orientation pour s’épanouir. L’homme qui s’extirpe des cendres gesticule comme un poisson tiré hors de l’eau. Ses bras et ses jambes pris de folie tentent l’équilibre, mais il retombe, encore et encore, jusqu’à ce que quelqu’un prenne le relai et qu’enfin une déflagration d’énergie se mette à embraser la scène, que la musique extraordinaire de Malik Mezzadri emporte le tout sur un tempo judicieusement syncopé. C’est la fête. Mais c’est une fête dans laquelle on se voit et où l’on ne se regarde plus, où les proximités sont ténues puisque aussitôt éclipsées par l’intensité des fièvres intérieures. Chacun se voit dans son plaisir, dans sa propre pulsation. Chorégraphiquement, chacun danse à son rythme, évolue anarchiquement d’un coin à l’autre de la scène dont la composition fluctue ainsi d’une seconde à l’autre. Il y a de l’énergie, oui, mais elle se dissipe. Elle se transmet au public, oui, dans un ballet qui se prolonge encore, encore, encore, mais cela a-t-il alors du sens ? Non, puisque tant d’énergie ne peut conduire qu’au moment où l’accumulation transforme l’éclat solaire en une boursouflure prête à imploser.
Justement, l’excès finit par révéler un énorme trou noir. Derrière toute cette profusion, cette richesse chorégraphique tantôt raffinée tantôt déstructurée au point de pouvoir ne pas dépareiller dans une rave party , se dissimule surtout une profonde mélancolie. On est là, on vit, on existe, mais le sens de la vie se perd dans une débauche d’agressivité, de violence et de rejet de l’autre, parce que l’angoisse n’est jamais loin. La pièce devient ainsi très touchante lorsqu’elle parvient à canaliser cette véritable explosion pour en extraire un sentiment très fin, à peine un mot chuchoté à l’oreille, et surtout à peine perceptible : wakatt ou « notre temps » en mooré1 .
La danse permet de dépouiller notre monde de ses artifices, de ses codes, pour n’en garder que l’essentiel. Or, l’essentiel, c’est ce spectacle à la fois effrayant et envoûtant d’un temps qui naît depuis ses propres destructions et qui se nourrit, avide, de sa propre cupidité. Cela n’empêche pas la lumière de briller depuis des moments de grâce, comme le montre le superbe solo de Marion Alzieu. Serge Aimé Coulibaly n’a pas pour but de tout clore sous une chape de plomb, intéressé qu’il est par la multiplication des couches interprétatives, mais de livrer une image dansante du temps présent à travers une histoire qui pourrait relever de l’anticipation, tout en s’ancrant dans un registre traditionnel. La détresse qui en émane ne signifie pas que l’humanité est définitivement perdue dans les tréfonds, mais qu’elle s’accroche aux mirages au détriment des mains qu’elle pourrait saisir pour s’harmoniser avec le monde environnant. C’est d’autant plus vrai que la pièce se clôt sur une chorégraphie virevoltante et pleine de légèreté.
J’en sors donc secoué, d’abord pour le tourbillon créatif. Les corps s’y agitent telles des molécules soumises à des fluctuations atmosphériques, depuis l’état plasma jusqu’au zéro absolu. Parfois même, la dense s’éclipsait, tandis que les corps continuaient à s’agiter sans pourtant être portés par un rythme. Parfois aussi, les corps s’immobilisaient, figés et enfin en phase avec le sol de cendres. Parfois enfin, la danse s’ordonnait magnifiquement, au point de me surprendre à laisser mon corps se décoller légèrement de son siège pour se tendre vers la beauté du moment. J’en suis sorti également secoué par toute la fragilité de ce monde tapageur, un ballon de baudruche qui renferme un trop-plein d’air dont il ne sait que faire ni même que respirer. Mais, de toute manière, j’en suis sorti investi d’un univers de significations dont je ne peux ici que retransmettre les bribes, aidé maigrement par les communications sur les intentions de Serge Aimé Coulibaly.
La pièce n’est en effet pas sans failles. Sa profusion est son talon d’Achille. À force de vouloir élargir l’éventail des significations tout en tentant de tirer une puissance vitale brute des corps, le risque est grand de dissiper ses intentions entre deux extrêmes. D’une part, en voulant saisir l’énergie autodestructrice par la représentation d’un chaos organique, la danse peut bel et bien se détériorer jusqu’à ne rimer qu’à de vaines gesticulations qui auraient pu être exécutées par n’importe qui. D’autre part, la démultiplication des axes de lecture peut bel et bien perdre le sens global souhaité et desservir le message sous-jacent.
Wakatt est donc une pièce fragile où l’ambition initiale de Coulibaly émerge de ce magma comme par miracle, par des figures plus allégorique, par des mises en scènes plus représentatives, pour ensuite replonger dans la grammaire chorégraphique dont le sens reste impénétrable par des mots. Mais, ces failles ne sont pas à saisir comme des défauts rédhibitoires, plutôt des crevasses béantes dans lesquelles l’ensemble s’épanouit au-delà de son fond. À mesure que les corps se détricotent au fil de leurs mouvements, par la vertu d’une sorte d’électricité statique le fil de la pièce se décompose en une multitudes de filaments qui ensuite se délitent jusqu’à se fondre dans la cendre. Elle se désagrège au même titre que son sujet. Elle se fracture au même titre que l’humanité qu’elle porte en elle. La tension ressentie n’est pas de l’ordre de l’échec, d’un mur que Coulibaly aurait manqué de franchir, mais elle cohère le mouvement global.
Lorsque je me lève, déconcerté mais tout à fait séduit et convaincu que Coulibaly est un créateur passionnant, en même temps se lève en moi le sentiment d’avoir vécu l’aventure qui se jouait sur scène. D’avoir été happé par l’énergie de la scène au point que serait naturel de m’y joindre si l’on m’y invitait. D’avoir asphyxié en même temps que la troupe de danseurs et danseuses. D’avoir été là, non pas en seul spectateur, mais en acteur à part entière, terré derrière deux yeux baladeurs.