We Call It Love est un huis-clos écrit par Felwine Sarr et mis en scène par Denis Mpunga à propos de la possibilité du pardon après le génocide des Tutsis au Rwanda. Initialement créée à Kigali et déjà moult fois représentée notamment au Congo et au Rwanda, la pièce a fait escale à Bruxelles, au Varia, le 6 décembre dernier.
We Call It Love est une machinerie à l’image de son sujet : le génocide des Tutsis au Rwanda. Elle s’apparente à une pièce systématique, implacable, qui ne présente aucune sortie tant les verrous sont nombreux. Le génocide était un acte collectif systématique, implacable, tout autant qu’il relevait de la plus pure folie. Il faut pourtant arriver à retrouver l’humanité, la faire ressortir dans sa complexité, et non pas uniquement la restreindre à la machinerie du génocide, où n’apparaîtraient que des figures anonymes, de part et d’autre. Mais, en même temps, il ne faut pas manquer de faire ressentir analogiquement, par un « comme si », l’étau qui se repliait sur la société Rwandaise à cette période de l’Histoire.
Par conséquent, We Call It Love ressemble à un coffre qu’un magicien aurait fermé à double tour. Et qui, à l’intérieur, en contiendrait un autre, mais refermé dans l’autre sens. De temps à autres, on entend vivre à l’intérieur. Ça respire. La boite tremble des pulsations terribles qu’elle renferme. Mais, heureusement, quelqu’un a pris soin d’y faire des petits trous pour y laisser passer l’air autant que la lumière. En tendant l’oreille, on devinerait également entendre des petits pas qui tournent en rond. Dans le dedans de ce dedans, quelqu’un cherche la clé. Alors que nous, à l’extérieur, mais à l’intérieur d’un coffre de plus grand format, on croise les doigts pour que ce tour se finisse bien.
Ces coffres sont semblables à ceux que décrit Kiju Yoshida, réalisateur important de la Nouvelle Vague cinématographique japonaise, dans son Odyssée Mexicaine . Les différents emboitements consistaient en différents niveaux de la représentation théâtrale : le monde auquel la représentation prend part, pour le plus extérieur, le niveau du jeu des acteurs, pour le niveau intermédiaire, le contenu du texte, pour le plus intérieur.
Il avait eu l’occasion d’aller voir une pièce à l’intérieur de la prison de La Paz qui illustre une mise en abîme entre ces niveaux . Elle se découpait en scénettes (niveau le plus intérieur) dans lesquelles les prisonniers (niveau le plus extérieur) jouaient leur propre rôle (niveau intermédiaire), c’est-à-dire celui de criminels. Les prisonniers ne renvoyaient ainsi qu’à eux-mêmes et n’étaient plus vraiment des acteurs, comme ils ne représentaient rien d’autre que leur condition de prisonnier. Le public, lui, encore sujet à tous les rôles qui l’habillent autant au moment de la représentation que dans le reste de la vie quotidienne (on peut être le membre de la famille, l’ami, l’employé, le spectateur, le voyageur, etc.), avait en revanche bien plus les attributs de l’acteur que les acteurs eux-mêmes. Les rôles de comédien et de spectateur s’inversaient de façon à transférer l’incertitude du rôle propre au premier (être à la fois soi-même et jouer à être quelqu’un) au second.
Si je prends autant de peine à détailler tout ceci, c’est que la situation de We Call It Love y ressemble de façon troublante. La pièce ne se déroule pas dans une prison, mais dans une sorte de tribunal. Néanmoins, tout y est fait pour enfermer, par les moyens théâtraux, spectateurs et acteurs, par les biais du texte de Felwine Sarr et de la mise en scène de Denis Mpunga. La mise en abîme est cruciale pour créer une continuité entre les trois niveaux et faire en sorte que les prisonniers soient autant ceux du texte, que les acteurs par rapport à leurs rôles, que le public. Le but ressenti est ainsi d’empêcher toute échappatoire et de rendre compte de la façon la plus tangible possible la tension dans la confrontation. La pièce écrite par Felwine Sarr va même un peu plus loin que celle qu’a vu Kiju Yoshida en brisant la frontière entre la scène et le public. Denis Mpunga choisit un dispositif bifrontal. Au lieu d’avoir l’habituel public face à une scène, la scène où joue les acteurs se trouve entre deux rangées de public qui se font face. Le public est alors autant le public de la pièce, que des figurants qui jouent un public assistant au procès.
Et inversement ! L’indistinction entre la scène et son public transforme le public en comédiens, mais également tend à faire passer les comédiens comme membres du public. Le comédien jouant le rôle du génocidaire Hutu a ainsi témoigné n’avoir fait que vivre, sans tout à fait jouer. Il ne peut donc se détacher de son rôle de coupable. De même, il en est pour l’actrice, Carole Karemera, qui ne peut se détacher de son rôle de victime. Quelle échappatoire, quelle respiration, pour une telle pièce ? Lorsque tout se clôt, lorsque le crime s’expose dans sa crudité ? Lorsqu’elle peut enfoncer dans les tourments du passé autant son public que ses acteurs ? Comment sortir des crimes du génocide, de l’opposition qui n’en est finalement plus vraiment une, quand elle englue sans distinction victimes et bourreaux ? Scène et public ? Comment déverrouiller cette pièce qui s’est refermée sur toutes ses parties prenantes ?
C’est vraiment cela qu’il faut élucider pour vraiment arriver au cœur de la pièce, comme ces montages aussi complexes qu’astucieux ne sont pas là pour le plaisir de la prouesse théâtrale, mais surtout pour capter quelque chose de bien précis. C’est la possibilité du pardon, qui semble ici être la clé qui permet de déverrouiller l’ensemble. De coffre en coffre, il s’agit de canaliser toutes les émotions en présence pour les recentrer vers ce trésor aussi inestimable que difficile à accorder. Le principal, c’est donc bel et bien l’humain, le témoignage. C’est bien la personne qui est en question. Ce n’est pas le quoi ou le pourquoi du génocide. Les réponses sont de toute façon régulièrement décevantes sur ce dernier point. Le colonialisme Belge est souvent présenté comme l’origine, à raison, mais il manque une pièce pour compléter le puzzle. Ce n’est pas le colonialisme qui est directement responsable des tueries. Mais bien les très nombreux Hutus qui se sont soudainement transformés en animaux traquant les Tutsis comme ils traqueraient des proies. Comme Alpha Blondy a pu l’affirmer au Fespaco (Festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou) , les pires ennemis des Africains ce ne sont autres que les Africains. Et c’est plutôt cela qui est ici l’enjeu du pardon : cette transformation soudaine et quasiment inexplicable d’enseignants, de commerçants, de pères et mères de famille, donc d’autant de personnes ordinaires, en tueurs appliqués à la « tâche ». Trouver la clé de ces coffres emboités et en trouver le trésor, relève donc certainement de l’élucidation de ce qui , de qui sont-ils, qui sont-elles, d’identités forcément instables, difficiles à discerner.
Du dedans
À cette fin, regardons à travers la serrure du premier coffre. Plusieurs silhouettes se meuvent, actrice et acteurs. L’histoire d’une femme, fictive, mais dont les péripéties suivent celles d’une femme bien réelle. Elle va à la rencontre du tueur de son fils. Elle est Tutsi. Il est Hutu. Elle a subi le génocide. Elle a été de celles qui ont fui, Il en a été l’un des acteurs. Elle cherche réparation. Il s’explique. Tout se résume à ce choc, sans porte de sortie apparente. Il n’y en a d’ailleurs pas dans ce premier coffre, dans lequel on peut apercevoir dans la pénombre, telle deux lucioles, les comédiens s’emmêler aux récits de leurs personnages. Si Felwine Sarr n’est pas d’origine rwandaise, hormis le fait que son père y a été officier, eux y sont directement liés. Ils admettent d’ailleurs ne pas jouer, mais être eux-mêmes, coller au plus près de leurs rôles. Il n’y a pas de véritable distance. Quand elle étouffe sous le poids de la douleur, elle suffoque. Quand il s’effondre sous le poids de ses actes, son pas se fait lourd au point de ne plus suivre la cadence de son rôle, toujours selon ses propres explications, mais la cadence de ses propres sentiments. Si c’est difficile, si c’est une pièce dure à jouer, il n’y a aucun doute. À tourner autour d’une serrure qui ne cesse de bouger de place, voire de changer de forme, voire de changer de clé, au fil des évolutions de la mémoire du génocide, mais pour finalement ressasser toujours les mêmes événements. S’il faut pardonner, il manque l’inattendu, celui que seul un apaisement pourrait construire. Le conflit, au contraire de la paix, a la fâcheuse tendance à s’auto-alimenter de cause en effet et d’effet en cause. Il faut encore sortir de la dichotomie Hutu/Tutsi, ces traits culturels ancrés jusque dans les corps (« les Tutsis sont élancés, ont un côté aristocratique »/« les Hutus sont plus raides, se promènent souvent avec un bâton » ), pour parler d’humain à humain et reprendre à partir d’autres fondations. Il manque l’utopie, en tant que futur détaché de toute attente, qui contrebalancerait la mémoire, destinée à river aux empreintes laissées dans le présent d’un passé révolu. Mais, ici, ce n’est pas le cas, les rôles arriment les acteurs, les clouent à l’Histoire et aux histoires.
Du dedans du dedans
Alors, peut-être pourra-t-on élucider le qui nécessaire au pardon au cœur de tous ces emboitements et à partir des personnages tels qu’ils évoluent dans le phrasé de Felwine Sarr. Il ne faut pas oublier que les histoires ne sont que des reflets d’autres histoires. Qu’au fin fond de tout ceci, enfermé à double tour, il y a surtout un spectacle qui ne s’anime que parce que les mémoires s’animent. Des anecdotes sur le Rwanda en 1994, des faits documentés pour porter le propos, et les arguments des deux parties, délivrés sans le moindre détour dans un univers de miroirs où se reflètent les souvenirs de chacun. Il n’y a besoin de rien d’autre. Qui se souvient, qui a vécu le génocide, se remémorera. Qui ne l’a pas vécu sera porté par les émotions suscitées par les comédiens, amplifiées par la condensation du texte. Le choix de Felwine Sarr du minimalisme, de la sobriété, relève ainsi d’une grande justesse. La sensibilité des spectateurs et spectatrices se charge ensuite d’habiller ces dialogues au gré des différents vécus. Plutôt que de tenter d’imaginer exactement, à la place de sa protagoniste et de son antagoniste, ce que signifie de vivre le génocide, Felwine Sarr s’astreint à un travail ascétique, et laisse aux acteurs et au public le soin d’imaginer, de peupler par ses propres voix celles qui s’affrontent sur scène. Il opère un mouvement de retrait en faveur des comédiens et du public. We Call It Love s’oppose de cette façon diamétralement à un autre texte théâtral de Felwine Sarr, Traces- Discours aux nations africaines , monologue magistral brillamment déclamé par Etienne Minoungou et où son auteur s’engage de plain-pied.
Pourtant, là où Felwine Sarr se retire, le piège se referme paradoxalement d’autant plus. Puisque tout ne ramène plus qu’aux intériorités de chacun et chacune, à défaut de pouvoir profiter d’un sens prédigéré, prêt à être assimilé sans se questionner davantage. Ce qu’il y a de frontal n’est pas uniquement de désigner les choses par ce qu’elles sont sans les paraphraser, sans les déguiser derrière des figures de style. Les mots sont lisses au point d’y laisser s’accoler les émotions les plus intimes. Ils n’ont pas l’opacité de l’expression de sentiments d’autrui, de vécus qui nous sont étrangers, malgré les différences qu’ils peuvent porter. Ils sont transparents, malgré la situation bien concrète et définie décrite par la pièce. Les mots sont ainsi frontaux parce qu’ils nous font face et nous concernent, malgré leurs nombreuses perspectives. Ils font appel à qui nous sommes. Les choix formels de Felwine Sarr n’ouvrent donc pas en eux-mêmes au pardon. Ils ne dégagent pas une voie en cette direction. Plutôt, ils la restreignent dans ses manifestations extérieures envisageables. Pour qu’ensuite la mise en scène appuie ces choix, incitant à l’introversion plutôt qu’à l’extraversion. Fermer au pardon est une expression plus appropriée.
Du dehors du dedans
Dans le coffre le plus extérieur qui contient les deux autres coffres (celui de l’histoire et celui des personnages), où s’installent les spectateurs et spectatrices, le metteur scène suit à la lettre l’esprit de la pièce écrite par Felwine Sarr et empêche par la même occasion toute possibilité d’en sortir. Le texte, minimaliste, la frontalité, sans équivoque, se doublent par la disposition de la scène et du public. Si l’on peut parler de scène. Si l’on peut parler de public. Car, comme je l’ai déjà dit, les deux se mêlent. Le public appartient à la scène et les comédiens s’y immiscent. Plutôt qu’un dispositif classique séparant le public et la scène en un face à face confortable, quatre rangées de spectateurs font ici face à quatre autres rangées. Entre les deux, une fine bande les sépare, où s’affrontent les comédiens de part et d’autre d’une marelle.
Installé, je vois donc en face de moi des visages qui, comme le mien, attendent d’abord que la pièce débute. En plus de n’avoir aucune place pour la dérobade du côté des comédiens et des personnages eux-mêmes, accolés à leurs rôles, le public n’a aucune échappatoire. C’est un spectacle total. À peine assis, me voici prenant part aux débats. Non seulement les mots me percutent, sans laisser la possibilité de pouvoir les éviter, mais je dois également faire face à un public pour lequel je deviens inconsciemment un comédien, et réciproquement. Ce que je ressens, ce que je montre de ce que je ressens, sera perçu comme un spectacle de biais, participant au spectacle collectif.
Alors il reste peut-être à se recentrer sur soi, une fois de plus, pour se focaliser sur les paroles et non plus sur l’image qu’on renvoie de soi-même sans le vouloir. Pour échapper à la violence que traduit une telle disposition. Pour pouvoir écouter, suivre une histoire, au lieu de s’écouter et de ne pas relâcher sa propre histoire. Pour, finalement, ne pas être acculé à soi-même. Comme le sont la femme Tutsi réclamant réparation et l’homme Hutu expliquant platement son ressenti en se défendant n’avoir jamais fait que suivre les ordres.
Le salut réside peut-être dans la musique, dans les chants rwandais qui accompagnent les interventions. Donc dans l’intervention d’Hervé Twahirwa, qui accompagne musicalement la pièce tout en incarnant un rôle assez modeste sur « scène ». Ces accompagnements ne constituent que rarement une porte de sortie. Ils n’entraînent pas hors de la violence, emportant les paroles pour permettre leur envol, mais l’entérinent. La douleur est accompagnée de cris et de bruits stridents.
Le salut n’est pas non plus rendu possible par les très belles intrusions du fantastiques, portées par des lumières noires où le fils disparu discute tranquillement avec son père décédé dans quelqu’au-delà. Sauter par-delà la vie, là où tout est déjà fini, ne permet pas de régler le problème des vivants. Il n’est pas non plus matérialisé par la marelle, symbole d’enfance et d’innocence, mais aussi de légèreté propre à tout jeu. Même plus, elle s’entache, elle dissone, elle est contaminée par les gestes et paroles. Jouer avec la culpabilité et la responsabilité transforme sa présence en sombre ironie. Il n’est pas non plus rendu possible par le pardon ici et maintenant, pour effacer l’ardoise et avancer sans se surcharger du passé. Comment pardonner ? Et surtout qui pardonne-t-on ?
La clé ?
La solution vient du coffre le plus intérieur, pour déverrouiller un à un les coffres gigognes extérieurs. Plutôt que pardonner, la femme acceptera l’humanité du tueur face à elle. Ce geste permet de sortir de l’impasse. Là où le problème résidait dans une assignation à soi-même, une assignation ethnique, admettre l’humanité de l’autre permet de ne plus se limiter à dire « Je suis Hutu, tu es Tutsi » et vice-versa, avec tout ce que cela charrie d’histoires difficiles, dont le génocide en est le point culminant. Mais de se dire : « Nous sommes d’abord tous humains ». Se dire qu’il y a quelque chose de plus fondamental derrière ces distinctions : celle de la nature qui relie les différentes façons d’être humain entre elles.
Ainsi, peut-être qu’en déverrouillant le coffre le plus intérieur, les acteurs pourront se mettre à respirer dans le coffre intermédiaire. Ce n’était qu’un jeu de rôle, un théâtre, l’essentiel n’est pas là, pourraient-ils se dire. Ainsi, peut-être qu’en déverrouillant ce dernier, à leur tour les spectateurs et spectatrices auront l’occasion de se libérer quelque peu de l’emprise étouffante de la confrontation. Voir le public de l’autre côté non comme l’ennemi ou comme l’étranger radical, mais comme le prochain dont l’humanité est à résoudre. Ainsi, peut-être qu’ouvrir le coffre le plus intérieur serait découvrir en soi le dénominateur commun, au lieu de promener le regard pour tenter de le trouver ailleurs. C’est là pour moi la force de la pièce : pousser à ce travail en ne donnant pas à voir la réconciliation sur scène, mais en faisant éclore à l’abri des regards, dans les tréfonds des âmes, sa possibilité. Le qui n’est finalement pas à résoudre, mais plutôt à faire naître dans son irrésolvabilité. Non plus l’imprévisible opacité de la bestialité, mais l’imprévisible humanité de la gratuité du don.
Par conséquent, brandir l’universalité de l’humanité ne règle pas la situation. Cela permet de se mettre sur le chemin. L’universalité, ce n’est pas un fait accompli. On n’entre pas en universalité comme on mettrait les pieds chez soi. Elle se construit, brique à brique. Au fil de négociations, de conflits, de mécompréhensions. Comme en tâtonnant dans l’obscurité. Et c’est finalement peut-être cela que nous appelons amour, what we call love : un amour ambigu, dont on ressent l’ironie poindre à tout moment. Mais où, sous un regard différent, il peut percer d’une lueur bien plus authentique, bien moins viciée par ce qu’il a traversé.