Le 26 octobre 2019, Charleroi Danse programmait When Birds Refused to Fly d’Olivier Tarpaga, Burkinabè vivant aux États-Unis. Créée au CDC-La Termitière de Ouagadougou, composée de trois danseurs et d’une danseuse du Burkina Faso, la pièce témoigne de sa résolution à assumer pleinement cette hybridité.
When Birds Refused to Fly d’Olivier Tarpaga, c’est d’abord un tissu multicolore, tantôt doux et tantôt rêche ; tantôt translucide et tantôt épais. C’est une œuvre dont on se couvre, puis qui prend vie et nous enveloppe sans avoir à enfiler fastidieusement ses manches, rentrer la tête dans un espace peut-être trop étroit, la boutonner pour finalement se rendre compte qu’elle était portée à l’envers. C’est une œuvre qui nous sied, où il n’y a pas tellement à réfléchir et en comprendre le fonctionnement pour en profiter. Mieux, elle se déshabille devant nous. Elle s’exhibe à travers les chorégraphies des danseurs et de la danseuse. D’ailleurs, eux-mêmes se fraient un chemin à travers leurs habits, afin de montrer ce qui pulse de manière volcanique à travers les corps, les chairs. Ces derniers ploient comme une matière plastique qui ne s’encombre pas des limites de la peau. Les danseurs et la danseuse apparaissent ainsi sans frontière, faisant jaillir ce qui demeurait caché dans un jeu spectaculaire avec des forces invisibles. Quand l’invisible prend le dessus, la pesanteur rend parfois le corps amorphe, amène la danse à ne plus bouger, paradoxe qui nous ramène à l’oxymore de la pluie qui ne mouille pas. Quand l’invisible est ce qui porte, la danse devient aérienne, gracieuse et nous emporte dans des moments intimes. Entre les deux, les frictions entre le tellurique et l’aérien ouvrent toute un éventail de teintes, d’émotions, d’histoires.
En parlant d’histoire, When Birds Refused to Fly véhicule bien un récit. Mais, on est loin ici des chemins déjà forts empruntés, connus et reconnus ! Ici, on parle d’une histoire en catimini, qui saute de capsule en capsule, des dioramas dans lesquels se déploient autant de mondes composés de mouvements et d’émotions, dont le début et la fin sont dictés par l’interruption de la musique pour le morceau suivant. On parle certes d’une histoire qui raconte l’Histoire avec un grand H (indépendances africaines, lutte pour les droits civils des afro-américains). Cependant, elle n’est finalement qu’une toile de fond, une trame où creuser des tunnels pour atteindre des moments où l’Histoire se retire face à l’éternité du sublime. Il y a une Histoire, oui. Elle se montre à travers la surabondance créative de la mise en scène – projections vidéo, enregistrements audios. Mais, Tarpaga semble s’y attarder uniquement pour y tailler des histoires à embranchements multiples, qui se font et se défont, s’interrompent pour prendre de nouvelles directions. Il déchiffre ainsi des sens qui n’ont pas encore été décodés ni encodés, donc surtout ce qui ne devrait pas se capter, mais s’éprouver par de multiples émotions, se démultipliant à chaque geste. When Birds Refused to Fly devient ainsi un tour de magie. Un pas de danse suffit à métamorphoser les ambiances, créer de l’intimité à partir de la lutte, saisir les échos d’un dernier mouvement pour faire muter un duel de Western en un duo enlacé par la tendresse.
L’Histoire rencontre ainsi également le passé intime d’Olivier Tarpaga . Les musiques, ces mondes dans lesquels se meuvent les danseurs et la danseuse, sont celles de Super-Volta, groupe dans lequel a participé son propre père. La danseuse, par son tempérament espiègle et sa capacité à mener du bout du nez les trois hommes, incarne sa mère. Il y a donc plus qu’une Histoire, qui ne serait ici qu’un contexte. Manifester ce passé pour au mieux le faire revivre au sein de moments plus intimes, dans lesquels quelque chose de résolument concret peut continuer à subsister par-delà les époques. Il s’agit ici de saisir ce petit quelque chose qui tient à peine dans l’échauffement qui précède un claquement de doigts. Comme dans la première capsule accompagnée de Johnny (pour le whisky Johnny Walker) d’Amadou Balaké et Super Volta, il s’agit de transmettre l’atmosphère des maquis dans les villes burkinabè, au moment où l’optimisme de l’indépendance bat son plein. La chorégraphie en suit l’esprit : d’apparence improvisée, vacillante, flottante, mais dans les faits construite avec soin et rigueur. Dans ce spectacle, l’objectif n’est pas de faire uniquement un étalage technique. Même si ce que Tarpaga arrive à tirer de ses danseurs est tout à fait bluffant, il y a tout un art de la théâtralité qu’il ne faut pas oublier. Les gestes d’un quotidien qu’il cherche à saisir sont absorbés dans la chorégraphie, pour en suivre l’esprit et nous prendre par surprise dans ces « histoires en catimini » qui grandissent dans nos regards de spectateurs.
Si l’une de ses capsules évoque ainsi le célèbre match de boxe qui a opposé Mohamed Ali et George Foreman à Kinshasa au stade du 20-mai en 1974, avec les commentaires enfiévrés de Burt Lancaster qui résonnent dans la salle de spectacle, Tarpaga ne s’arrête pas à une banale illustration de ces événements. L’Histoire semble en effet traitée comme une musique à part entière dont il s’agit de suivre les soubresauts. Voilà une envolée lyrique, voilà un moment plus sombre, voilà une lutte ! Les événements qui ponctuent l’Histoire sont ainsi autant de notes dans une mélodie complexe à chemins plus ou moins empruntés, plus ou moins empruntables. Mohamed Ali, Foreman, puis Martin Luther King : tous ceux-ci contribuent à alimenter l’esthétique de la performance du seul danseur alors sur scène, Stéphane Michael Nana. Non pas dans le but d’en faire un équivalent chorégraphique, mais de les transporter dans de nouveaux territoires. Ils alimentent ainsi une ronde dans laquelle le danseur slalome entre des palets de bois, pour un à un en faire chuter au fil de ses esquives. Tarpaga ne cherche pas uniquement une imitation du ballet du boxeur, il en fait une danse à part entière, entre saccades et fluidité, serpentant et exprimant des choses qui émergent à peine des flots de ce qui est exprimable par des mots. Mais suffisamment pour toucher, emporter, et finalement envoûter par hypnose.
When Birds Refused to Fly d’Olivier Tarpaga, ce n’est donc pas uniquement une histoire sentimentale, intime, propre à Tarpaga, ni uniquement l’incarnation du flux de l’Histoire. Danseurs et danseuse, ils animent la pièce de quelque chose qui leur est propre, qu’ils détiennent en eux. La seconde capsule, accompagnée par le magnifique et mélancolique Yele d’Amadou Balaké, dessine les contours d’un drame intérieur, où la chemise devient un habit de trop, étouffe au point de réclamer des ciseaux pour s’en défaire. Ce sont les conséquences de la gueule de bois qui suit la soirée arrosée au maquis, ou peut-être de la gueule de bois qui suit la fièvre des indépendances, qui sait ?
Dans cette pièce, tout s’entrelace, au point de se nouer dans le dilemme de l’œuf et de la poule. Qu’est-ce qui est premier ? Le sujet politique ou l’hommage manifeste de Tarpaga fils à Tarpaga père ? Qu’est-ce qui est premier ? L’intention de Tarpaga d’exprimer ses propres tensions à travers ses danseurs ou les tensions intérieures des danseurs eux-mêmes ? Tarpaga dit qu’il n’y a pas d’ambiguïté, que son père est au cœur de la pièce et que le reste suit ! Mais, parfois, tellement d’éléments submergent cette intention initiale qu’il devient difficile de deviner quoi commence où. Dans tout ce bouillonnement, When Birds Refused to Fly peut signifier d’autres choses que Tarpaga lui-même n’a peut-être pas pu anticiper. Peut-être aussi, les différentes interprétations n’ont pas à être dites, mais vécues dans les différentes évocations que le spectacle a pu faire mûrir en chacun-e.
When Birds Refused to Fly est ainsi avant tout une œuvre hybride et fluctuante, où les relations entre ses différentes composantes ne cessent de se tendre, se détendre, élastiques. C’est par conséquent une œuvre fascinante, ouverte, et pourtant en même temps fermée par le fil conducteur qui cherche à relier les différentes parties. C’est une petite machine à créer des histoires, à créer des avenirs, à construire de nouvelles façons de rêver, tout en restant fermement accrochée aux racines. S’empêcher de s’envoler, ce n’est donc pas donc pas s’immobiliser, amorphe, mais arriver à rester sur place tout en s’explorant, en s’essayant à de nouvelles manières de se mouvoir, en regardant son propre corps comme une plastique curieuse qui ne réclame que d’être mieux explorée. Ce n’est pas s’enfoncer dans une tradition sclérosée, ni dans une contemporanéité amnésique, mais tirer les pans de leurs extrémités et y faire des nœuds de toutes formes. Nœuds-papillons pour être plus léger, nœud de chaise pour rester fermement accroché à ses appuis, nœud plat afin de mieux onduler le long des terres, nœud d’arrêt afin de mieux reprendre autrement. Ces nœuds ne cessent eux-mêmes de bouger au fil des déplacements.
À Ouagadougou, lorsque la pièce était encore fermement amarrée au CDC – La Termitière, elle se produisait dans une salle moite dans laquelle le public s’aérait tant bien que mal à l’aide d’éventails en plastiques empruntés à l’entrée. Encore en pleine saison des pluies, l’équipement modeste de la salle, tant pour éclairer la scène que pour la climatiser, était néanmoins aisément compensé par l’immense talent des danseurs et danseuses. La première de When Birds Refused to Fly se déroula donc avec l’intention avouée de son créateur de ne pas en donner une version amputée. Il était en effet sous-entendu par ses paroles que trop souvent les graines semées au Faso, matérielles autant que spirituelles, s’exportent sans retour.
Mais plutôt, avec le recul de la seconde vision, elles s’exportent et se transforment. Certaines choses ont évolué. Certaines parties ont disparu. D’autres ont été accentuées. D’un continent à l’autre, depuis le Burkina Faso jusqu’à la Belgique en passant par les États-Unis, la barque devient trimaran, le trimaran devient voilier, puis paquebot qui redeviendra peut-être lui-même une barque. Pourtant, elle navigue toujours sur le même fleuve.
Je me suis envolé
When Birds Refused to Fly
.
Une première fois.
Une seconde fois.
Mais, je ne pourrai pourtant pas dire.
Ce que j’y ai tout à fait vu.
Ni même ce que j’y ai tout à fait ressenti.
Ni même dire en toute certitude ce qu’il s’y est passé.
Mais, je peux néanmoins éprouver
Combien le cœur
Ne parcourt jamais deux fois
Le même ciel.