J’ai énormément dormi de Clara Alloing
L’édition 2022 du Brussels Art Film Festival, festival bruxellois autour du film d’art, a sélectionné J’ai énormément dormi de Clara Alloing. Cet étrange objet filmique est aussi complexe que l’artiste dont il est le portrait : Johanna Monnier, c’est-à-dire une œuvre qui accule souvent à l’aphasie tant son message ne se délivre que du creux des lèvres.
OVNI sans se limiter à une originalité superficielle, ayant une véritable profondeur et faisant preuve d’une impressionnante maturité, J’ai énormément dormi de Clara Alloing oscille entre monde onirique , témoignages autobiographiques et surréalisme en parvenant à maintenir l’équilibre afin que ce curieux navire se maintienne à flot.
Le documentaire nous présente l’univers singulier de Johanna Monnier, entre douceur et tristesse, badineries enfantines et crudité de l’existence. Cette petite perle, qui nous vient du Jura et qui à présent remonte les courants pour se lover dans l’univers bruxellois, a bien failli ne pas être sélectionnée au BAFF , comme elle concourait pour la sélection belge. Cependant, suscitant l’unanimité pour la singularité de son univers et sa très grande sensibilité, il a réussi à s’aménager un petit nid douillet dans la programmation. Par bonheur, Johanna Monnier et son compagnon se sont récemment installés en Belgique. Il n’en a pas fallu davantage pour l’accueillir à bras ouvert et sans retenue, aussi énigmatique puisse-t-il être.
Il est à vrai dire bien difficile d’en parler sans en trahir l’esprit, tant tout réside dans son atmosphère à couches multiples où chaque parole n’est que la première épaisseur d’une fabuleuse lasagne dont on ne soupçonne même pas la dernière saveur. L’artiste se présente en voix off à partir de quelques mises en scène de vie de famille, de ses sculptures, de ses réflexions qui, l’air de rien, explorent des sujets délicats avec justesse et finesse. Cependant, très vite, les images plongent dans les tréfonds de son âme à partir d’un travail soigné sur la matière cinématographique et de multiples bricolages surprenants. Pour notre plus grand plaisir, Johanna Monnier est non seulement le sujet du film, mais participe surtout activement à son élaboration en devenant scénariste à part entière à travers la mise en scène de ses rêveries. Cronenberg y semble rencontrer Gondry et les deux de s’apprécier mutuellement dans des moments hors temps et hors espace où la psyché fait surface par le prisme d’un univers faussement enfantin.
Cette part qui pourrait sembler recéler des créatures inquiétantes à foison se borde bien souvent d’un rembourrage en coton. Les piquants sont soigneusement piégés dans un monde de douceur ‒ sans être toutefois vaincus, comme ils y vagabondent encore à leur guise… voire menacent de submerger par leur abondance soigneusement contenue. Le documentaire semble ainsi contenir un paradis qui cherche à naître par mille subterfuges au sein du cadre. Toutefois, une traîne d’amertume s’écoule à sa suite, comme son incarnation cinématographique n’échappe pas à une porosité d’où les abîmes creusent leur sillon. Le long sommeil de Johanna renvoie en effet à une période de son adolescence marquée par une profonde langueur et qui continue de résonner au présent.
J’ai énormément dormi est donc un curieux objet qui parvient à capturer les plus infimes grains de sable et à les faire briller au sein de dunes aux contours mouvants. À la fois témoignage de vulnérabilités, dont il faut prendre soin avant qu’elles ne prennent soin de faire trébucher, et œuvre expérimentale à l’esthétique unique, il parvient à montrer combien l’art peut devenir un procédé alchimique capable de faire rayonner ce qui plombe les âmes. Ou quelque chose s’en approchant, puisque les mots sont ici bien trop patauds pour accompagner sa légèreté toute subliminale. Un documentaire dont on parle à reculons, mais qu’on regarde donc avec fascination.