Dialogues des carmélites
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Pour terminer sa saison 2022-2023 en beauté, l’Opéra Royal de Wallonie-Liège a présenté une production des Dialogues des carmélites , un drame lyrique en trois actes composé par Francis Poulenc, à la très célèbre et absolument tragique dernière scène, rythmée par le couperet de la guillotine.
À l’opéra, les femmes meurent souvent seules et trahies par un homme. Rappelons les mots de Catherine Clément dans son livre L’opéra ou la défaite des femmes (1979) : l’opéra n’est pas le lieu de la libération des femmes . « Tout au contraire : elles souffrent, elles crient, elles meurent […] ». Francis Poulenc (1899-1963), dans son Dialogues des carmélites , fait aussi mourir des femmes. Mais ensemble et dans la dignité, parce qu’elles n’ont pas peur.
Dialogues des carmélites a été créé en 1957 à la Scala de Milan dans sa version italienne. La version française suivra quelques mois plus tard, et l’américaine encore quelques mois après. Basé sur une histoire vraie mise à l’écrit par Gertrud von Le Fort, ainsi que sur les dialogues de son adaptation en film, rédigés par Georges Bernanos, puis sur une pièce de théâtre intitulée Dialogues des carmélites , cet opéra est un drame lyrique en trois actes faisant la part belle au récitatif mélodique (flot quasi ininterrompu de scènes et d’actions épisodiques). Le livret a été écrit par le compositeur, porté par sa foi retrouvée en la religion catholique, au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Cet opéra raconte l’histoire vraie de seize religieuses carmélites condamnées à mort et guillotinées pour fanatisme le 17 juillet 1794. L’ordre du Carmel a été fondé au XIIe siècle en Israël et suit les préceptes du prophète Élie. Son élément principal est l’oraison ou la prière, aspect que l’on retrouve dans les paroles des airs et plus particulièrement central à la dernière scène de l’œuvre de Poulenc. Le Carmel accorde également une grande importance à la prière silencieuse en plus de celle, chantée, des offices. Il est donc assez étrange de souligner que les carmélites de Compiègne ont été condamnées au silence à perpétuité.
Dans les premiers émois de la Révolution française, une jeune aristocrate parisienne, Blanche de la Force, annonce à son père et à son frère qu’elle veut entrer au Carmel de Compiègne, près de Paris. Si l’idée paraît presque banale pour l’époque, la motivation de Blanche l’est moins : anxieuse, elle sursaute au moindre bruit et le fait de se retrouver cachée au sein d’une communauté de femmes lui paraît le meilleur refuge face à ses craintes. Une fois au couvent, elle fait la connaissance d’une autre novice, Constance, qui lui annonce avoir rêvé qu’elles mourraient jeunes et ensemble.
La mort est omniprésente dans cet opéra : à côté de la Révolution française, de ses batailles et de ses meurtres, Blanche est confronté au décès (qui tire un peu en longueur) de la Mère supérieure du couvent, Madame de Croissy. Celle-ci semble avoir complètement perdu son calme face à son destin funeste, ébranlée dans sa foi. Par la suite, les choses s’enveniment hors du couvent et le frère de Blanche tente de la convaincre de retourner dans la demeure familiale. Blanche refuse, sentant que son devoir est de rester dans sa communauté.
Cet opéra mettant en scène une histoire vraie, il est difficile de le décrire sans donner un contexte un peu plus précis au récit. Le 14 septembre 1792, les carmélites sont expulsées du couvent et il leur est interdit de porter l’habit religieux, comme c’est le cas pour beaucoup d’ordres religieux en France. Avant de partir, les sœurs décident de faire vœu de martyre afin d’apaiser la colère de Dieu et ramener la paix en France. Dès lors et dans l’attente de leur heure, les religieuses vivent plus ou moins tranquilles jusqu’à la période de la Terreur, durant laquelle les exécutions ont lieu à tour de bras. Compiègne est alors jugée trop « peu » révolutionnaire par les Parisiens ; les autorités provinciales décident donc d’ourdir un complot afin d’arrêter les carmélites en exil et de procéder à leur jugement par le tribunal révolutionnaire. Les révolutionnaires avaient pris soin, quelque temps auparavant, de procéder à l’annulation des vœux des religieux, car déclarés contraires à la liberté. Entretemps, Blanche, rentrée chez elle, était devenue servante dans sa propre maison, suite à la condamnation à mort de son père. C’est Mère Marie, en déplacement lors de l’arrestation des religieuses, qui lui apprend la nouvelle.
Arrive alors l’absolument terrible dernière scène : la mise à mort des carmélites. Les femmes sont conduites à l’échafaud et c’est sur un accompagnement orchestral grandiose qu’elles entament le Salve Regina , rythmé par le sifflement de la guillotine. Elles tombent, les unes après les autres. Dans la mise en scène de Marie Lambert-Le Bihan, les nonnes se laissent couler dans une ouverture du plancher et disparaissent physiquement de l’espace scénique, brutalement. La masse vocale se réduit de plus en plus jusqu’à ne laisser de place qu’à la voix de Constance. Le silence se fait et Blanche reprend le chant depuis la foule qu’elle fend pour rejoindre ses sœurs, et c’est sur son dernier mot et le couperet de la lame que l’opéra se termine. Le genre de scène où l’on s’accroche aux accoudoirs de son siège face à une horreur si glaçante.
Les « vraies » carmélites ont été béatifiées en 1906. Après avoir fait le serment de mourir ensemble et avoir été séparées par le cours des événements, elles s’étaient retrouvées en prison, où elles avaient pu vivre la règle de leur vie communautaire jusqu’au bout en chantant leurs prières. Alors oui, dans la fiction comme dans l’Histoire, girls support girls . C’est grâce à la vie en communauté, à leur foi, à leur croyance totale en l’espoir alors que la société autour d’elle subit un changement radical et irrémédiable que Blanche parvient à surmonter sa peur du changement et de la mort. Elle trouve le courage, à travers la prière, de participer à quelque chose de plus grand qu’elle.
Je ne sais pas si l’on peut qualifier cet opéra de féministe ; il a en tout cas l’audace de mettre au premier plan un acte de bravoure accompli par des femmes. Malgré leur condition, quand tout était perdu, elles ont gardé la tête haute. C’est presque un soulagement de constater que les personnages féminins ne sont pas forcément sujettes à l’hystérie ou au désespoir dans les œuvres lyriques.
Dialogues des carmélites est un opéra musicalement et narrativement très accessible. Très loin de la structure enchaînant les récitatifs et les arias, l’action avance constamment, tant et si bien qu’on a l’impression de regarder un épisode d’une série dont les scènes se suivent dans des décors variés. L’œuvre est ponctuée de magnifiques solos interprétés par différents instruments, mais les moments de grandeur sont réservés aux ensembles vocaux – souvent des prières, bien mises en avant par la musique. D’ailleurs, celle-ci souligne très justement le texte. Poulenc avait mis en musique près de 200 mélodies ou chansons, notamment énormément de poèmes écrits par ses amis Cocteau, Apollinaire, Jacob et Eluard. Il maîtrisait donc l’importance de la musicalité des dialogues. Les rôles de Blanche (Alexandra Marcellier), Mère Marie (Julie Boulianne) et Constance (Sheva Tehoval) étaient particulièrement émouvants.
Enfin, les décors sont ici signés Cécile Trémolières et consistent en un rideau transparent servant de séparation entre la maison de la Force et le couvent, ainsi qu’en un gros monolithe noir au caractère versatile. Celui-ci sert d’abord de sol ou de muret, avant de lentement se soulever pour devenir une gigantesque guillotine. Pour ce faire, deux techniciens en costume ont dû monter sur scène pour gérer le soulèvement puis le retournement de cette énorme ombre noire. La lenteur du procédé semblait faire partie de l’intrigue, préparant le spectateur à l’ultime scène sur le point de se dérouler.
Dialogues des carmélites est un véritable bijou de l’art lyrique, d’autant plus marquant à découvrir à travers la justesse et la finesse de la production de l’ Opéra Royal de Wallonie-Liège , portée par une petite communauté de femmes.