Performé par le prestigieux Ballet des Flandres et sur fond musical indie pop de Woodkid, Memento Mori , du chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui, constitue une célébration de la vie qui rappelle la singularité fragile mais puissante de chaque destin.
Comme une boucle perpétuelle de la vie, Memento mori finit comme il commence : même accroche musicale, même réplique, même gestuelle, ou presque. Synthèse d’un désordre organisé, le spectacle laisse une impression de folie chaotique, où l’extrême grâce et légèreté des danseurs se confrontent à une chorégraphie toute en puissance frénétique. En un mot, la représentation se résume par sa fluidité.
Initialement créé en 2017 comme dernier volet d’une trilogie pour le ballet Monte-Carlo, Memento mori a fait son retour sur la scène bruxelloise avec quatre représentations au Cirque Royal, du 19 au 21 septembre. Dansé pour l’occasion par les 20 danseurs et danseuses de l’Opera Ballet Vlaanderen et accompagné par le tempo actuel de l’auteur-compositeur français Yoann Lemoine (Woodkid), le ballet contemporain tire son nom d’une expression latine qui souligne la vanité des Hommes suite à des exploits guerriers. Memento mori sonne avant tout comme une pièce sombre, macabre : « Souviens-toi que tu vas mourir », l’inéluctable trépas. Pourtant, l’impression majeure qui se dégage de la création de Sidi Larbi Cherkaoui est celle d’une célébration de la vie. La vie comme un mouvement, comme une évolution perpétuelle, mais surtout la vie dans son caractère unique, personnel et intime.
Le fond sonore, composé par Woodkid entre 2011 et 2012, offre des morceaux volcaniques, qui se prêtent particulièrement à la création et à la danse – avec des envolées orchestrales, entre instruments à vent et percussions. S’en dégage une impression effrénée, énergique et essoufflée mais pourtant stable et logique. À l’image de la chorégraphie de Cherkaoui, la musique représente une force tranquille, martelante. Elle caractérise ainsi particulièrement le cours d’une vie qui passe vite, en un instant, et est traversée de millions de détails percutants. La bande son offre dès lors une dimension enveloppante au message de vie chaotique et insaisissable.
Memento mori incarne la vie comme une bataille solitaire, où une multitude de singularités se croisent, se reflètent, se répercutent, comme des centaines de destins qui se font écho et se chamboulent les uns les autres. Ainsi les mouvements des danseurs sont les mêmes, parfois à peine décalés, avec des trajectoires très légèrement différentes. Les canons semblent souligner le rythme et la temporalité uniques de chacun : nous sommes tous si semblables mais si différents à la fois. En découle un ensemble parfaitement ordonné mais difficile à schématiser. Les transitions et déplacements des danseurs sont imperceptibles, et ne sautent aux yeux du spectateur qu’une fois clairement installés. Mesurées, les dynamiques évoluent spontanément, sans jamais un moment de répit : on passe d’une formation géométrique à une autre sans avoir vu le passage subtil entre les deux. La chorégraphie reflète non seulement le contrôle parfait de l’espace, mais aussi la véritable intellectualisation du chorégraphe : tout est calculé au millimètre pour proposer une impression finale plutôt que d’insister sur un processus en mouvement.
Ces trajectoires uniques figurent une multitude d’histoires indépendantes mais cohérentes entre elles, comme des vies parallèles qui entrent parfois en collision. Si cette impression d’unicité se ressent jusque dans les ensembles et les duos, elle n’empêche pas la complicité et la bienveillance entre chacun. Sans aucun pessimisme, la singularité souligne ici la personnalité de chacun, dans toute sa force et sa splendeur. Si Memento mori est une célébration de la vie, elle transpose aussi une célébration du soi .
La mise en scène, simple et épurée, comprend pour seul décor un large disque lumineux suspendu au plafond, qui descend, s’incline et se désolidarise au gré de la chorégraphie. Sorte d’auréole ou de vaisseau spatial, cette plateforme lumineuse offre un caractère à la fois divin et surnaturel à la scène. Le tout se veut pourtant un reflet réaliste de la société actuelle, avec des scènes ancrées dans la réalité, loin de la métaphore uniquement construite de mouvements abstraits. La danse se voit dès lors interrompue par des passages illustrant des conversations de comptoir dans un bar, voire des conférences et autres visites de galerie. Ces passages restent pourtant chorégraphiés grâce à des mouvements simples et répétés, qui soutiennent un discours digne d’une conférence TEDx, comme une sorte de critique voilée d’une société faite de paraître. L’on revient alors à cette notion de vanité qui fait oublier à chacun son destin : comment sortir de l’ennui perpétuel d’une vie faite de réseaux sociaux ?
L’idée de rupture et de changement est sous jacente dans l’entièreté de la chorégraphie de Cherkaoui, qui rappelle que la vie n’est qu’un passage. Seul bémol du spectacle : sa courte durée qui laisse le spectateur désireux de plus encore.