Africapitales/ Les sans…
Pièce de théâtre engagée débarquée d’Afrique de l’Ouest, Les sans… a fait l’affiche le 11 octobre 2019 aux Halles de Schaerbeek à l’occasion des Africapitales/Bruxelles. C’est donc l’occasion de revenir sur un spectacle aussi surprenant que remuant.
Africapitales/Bruxelles s’organise aux Halles de Schaerbeek du 4 au 24 octobre 2019 avec le concours d’organismes comme Café Congo ou Roots Events. Il a pour ambition de créer un dialogue entre les cultures africaines et la diaspora bruxelloise. C’est ainsi l’occasion pour les afro-descendants et toute la diversité d’origines présentes à Bruxelles – oui, même les descendants en droite ligne de Vercingétorix ! – de se retrouver devant des spectacles, des projections, des discussions plus sérieuses, des dj sets, des expositions, devant un repas, pour (re)découvrir ensemble toute la richesse de ce continent africain dont il reste énormément de choses à transmettre et vers lequel de nombreux ponts sont encore à construire.
Certes, c’est une reconstruction du programme. L’objectif est surtout, selon ce qu’annoncent les Halles de Schaerbeek, de permettre un échange entre les personnes qui ont quitté le continent et celles qui y sont toujours. Non d’y célébrer le cosmopolitisme (même si ce n’est pas incompatible). Néanmoins, cette reconstruction est justifiée.
L’auteur de ces lignes n’a rien d’Africain, et est même un Belge d’origine ouest-européenne depuis cinq générations, voire plus encore. Il se murmure même qu’un de ses ancêtres aurait été un soldat de Napoléon ! Mais, cela ne l’a pas empêché une seule seconde de se sentir touché par la pièce qu’il est allé voir et de sentir combien Africapitales pouvait faire davantage que réconcilier les afro-originaires entre eux, continentaux ou diasporiques, mais pouvait également contribuer à resserrer les liens dans une ville de Bruxelles bien fragmentée du fait de ses nombreuses communautés. Africapitales, ce ne serait pas uniquement retrouver le sens du panafricanisme. Ce serait aussi pour chaque Bruxellois ou Bruxelloise l’occasion de redonner de l’épaisseur, de la vie, à ce qui est souvent noyé sous une montagne de stéréotypes et d’idées reçues. Sans qu’une seule seconde ne soit saisi l’esprit de ce continent pourtant plus vaste que n’importe quel autre.
Or, c’est exactement ce qu’il a perçu, lorsqu’il y a mis les pieds pour aller voir Les sans… En ce sens, la pièce procurait le sentiment d’une Afrique au cœur battant à tout rompre et cherchant à se libérer de chaînes dont elle n’a pas encore pu se débarrasser. Qui plus est, elle provient du Burkina Faso, pays au sens de la lutte exceptionnel. Le 30 octobre 2014, le peuple burkinabè mettait son président dehors à coups de pied au cul. Fin 2016, se jouait Les Sans… aux Récréatrâles , structure qui a permis sa création et surtout important festival de théâtre burkinabè se déroulant dans le quartier de Goughain à Ouagadoudou. Le point commun ? L’expression d’une envie sans commune mesure de prendre son destin en main. Et, en ce mois d’octobre 2019, la pièce arrive donc à Bruxelles aux Halles de Schaerbeek. C’est une opportunité sans doute rare de goûter au théâtre burkinabè, prompt à bousculer certaines habitudes, et à nous emporter à notre tour dans cet esprit de contestation. Or, pour y parvenir, il ne suffit pas plus de quatre personnes.
La pièce est ainsi mise en scène par Freddy Sabimbona, originaire du Burundi. Elle est écrite par Ali K. Ouédraogo, pour sa part Burkinabé. Ce dernier est aussi acteur dans la pièce, en compagnie du Burkinabè Noël Minougou. Ils incarnent respectivement Franck et Tiibo, deux amis dont les vies ont pris des chemins opposés. Le premier a continué à lutter pour la liberté de son pays. Le second tient désormais un bar et s’enrichit en faisant de bonnes affaires. L’histoire des Sans… se confond avec le choc qu’entraîne leurs retrouvailles. Enfin, il y a le musicien, Patrick Kabré, qui participe pleinement à la pièce et ne se contente pas de l’habiller d’un fond musical. Ces quatre personnes ont réussi, grâce à leurs talents combinés, à enchanter le public, en bonne partie également décontenancé. Mais, avant de raconter la fin, il est peut-être bon d’en revenir au début.
Le fruit est aveugle…
De nuit, les Halles de Schaerbeek ne laissent pas leur grandeur paraître. Il y a une entrée discrète, qui ouvre sur un hall assez modeste où sont disposées des tables. On peut y attendre en sirotant une boisson, alcoolisée ou non. Le bar est en effet un peu plus loin, et donne justement sur l’autre partie, dont l’étendue est autrement dissimulée par des murs. Il en est de même du premier événement estampillé Africapitales dont j’ai été le spectateur, Les sans… Cette pièce ne me disait rien, bien que les Récréâtrales me soient déjà plus familières, pour en avoir déjà longuement entendu parler. De plus, le synopsis ne paie pas de mine.
Cela tournera autour d’un bar, au vu de la photographie habillant la page internet de l’événement. Mais, plus intrigant encore, les inspirations de la pièce lorgneront vers Les damnés de la terre de Frantz Fanon. Or Les Damnés de la Terre est un essai qui décortique les différents ressorts des indépendances Africaines, sous un angle qui ne s’encombre pas d’illusions. Il est surprenant de partir d’un essai pour une pièce de théâtre. C’est certes un classique, un monument de la littérature post-coloniale, mais n’est-ce pas un peu risqué, au vu de son ampleur ? Et si le passage d’un genre à l’autre fonctionne, le risque n’est-il pas d’être inutilement lourd, théorique, rébarbatif ? En plus, ce Fanon, il n’y va pas par le dos de la cuillère en approuvant la violence pour la libération des peuples opprimés…Bref, beaucoup de choses contribuaient à conforter de multiples appréhensions. Pourtant, cette pièce m’a détrompé sur de nombreux points. Les parties trop controversées concernant l’usage de la violence ont été évitées. Le livre a été travaillé de façon très intelligente, même exemplaire, pour offrir un spectacle très différent de tout ce à quoi j’aurais pu m’attendre.
D’emblée, la disposition trahit une pièce qui ne se déroulera pas comme les autres. À la place de se tourner vers une scène, les chaises sont dirigées vers le bar des Halles. De cette façon, curieusement, le public se transforme en clientèle. Mais, peu importe, puisqu’on est si bien accueilli ! Jouons donc aux clients, avec une musique enjouée, avec l’un des acteurs de la pièce qui vient nous saluer avant même que nous rentrions ! Tout est si bien qu’on ne peut s’empêcher d’avoir le sourire et de se prendre au jeu, tout en restant un peu interloqué. Il s’agissait d’une pièce de théâtre, n’est-ce pas ? Mais, à la place, chacun se voit pris dans un jeu où il n’y a plus de frontière avec les acteurs, où, pourrait-on même penser, il n’y a même plus de théâtre, à part celui de la vie dans lequel chacun-chacune baigne quotidiennement. Soudain, le musicien nous invite à taper des mains, pour fêter les indépendances africaines. Et, bien sûr, ça ne se refuse pas ! Un second comédien, qui avait accueilli chaleureusement le public à l’entrée de la salle, continue alors à nous galvaniser, dans son impeccable trois pièces. Il scande : « Vive la démocratie ! Vive l’indépendance ! » et on approuve. Il nous sert de la bière (de la vraie bière ! dont la première rangée est la seule à profiter) et il nous dit que c’est tournée générale, que tout est offert par la maison.
Mais, petit à petit, la machine se grippe, il y a quelque chose qui cloche.
Il dit que c’est à l’occasion de la future réélection de notre cher président. Et qu’il faut bien boire pour fêter ça.
Réélection.
Démocratie.
Fête des indépendances.
La manipulation commence à apparaître et, par petites touches, l’enjouement des débuts sonne faux et la musique retentit désormais ironiquement. Non, une fête des indépendances ne mérite peut-être pas un tel optimisme, au vu des déceptions qui ont suivies. Pourtant, ça continue. Il invite même le public à venir danser pour manifester sa bonne humeur.
Comme pour répondre à cette impression de fausseté, une voix, accusatrice, résonne derrière nous à intervalles réguliers. Ce nouveau venu n’a rien de l’homme impeccablement vêtu qui a joué le showman devant nous. Il vient jouer les oiseaux de mauvais augure, les rabat-joie. L’atmosphère s’assombrit d’une épaisse couche d’amertume. Et la fête continue, tandis que certains doivent commencer à regarder les verres qu’ils tiennent en main avec suspicion. C’est gratuit, mais à quel prix ?
Le troisième acteur entre alors en scène pour se dévoiler et nous le dire. C’est au prix de la perpétuation d’un système où démocratie rime avec « démocratie », élection avec « élection », liberté avec « liberté », égalité avec « égalité », indépendance avec « indépendance ». Bref, c’est au prix d’un monde où les mots se vident de leur substance et où ce dévoiement permet de perpétuer la misère africaine. En même temps se dévoile tout le grotesque du piège qui s’est refermé sur le public : nous incarnions ici le peuple, considéré comme juste bon à boire et dont on achète la sympathie en lui offrant une bières ; juste bon à s’intéresser à des futilités, et non pas à réfléchir à son propre futur, à la duperie dont il est victime.
Le tenancier du bar le repousse d’abord vivement. Un importun qui vient gâcher la fête ! Mais, en fin de compte, il le reconnait et son regard sur l’intrus change. Il l’accueille à bras ouverts. C’est son ami de longue date. Tous deux ont participé aux luttes pour l’indépendance de leur pays. Ils scandent d’une voix un discours enjoignant à la lutte contre l’impérialisme, en souvenir du passé, tandis que l’un finit par la devise du Burkina Faso : « La patrie ou la mort, nous vaincrons ! »
Alors commence une longue confrontation entre deux points de vue qui pourtant s’entrecoupent de moments de complicité. D’un côté, l’homme qui n’a jamais renoncé à ses convictions, l’idéaliste révolutionnaire, et de l’autre l’homme qui a préféré céder et profiter des avantages du côté des « gagnants », le businessman pragmatique. Et le spectateur, ou plutôt le peuple assis dans le bar du businessman, sera bien sûr encore de nombreuses fois pris à parti. Mais, finalement, peut-être que tous les deux ont raison : peut-être que le pragmatisme prudent de l’homme d’affaires a ses raisons d’être tout autant que l’idéalisme téméraire du révolutionnaire.
… C’est l’arbre qui voit
En attendant, cet entre-deux n’y existe pas (encore ?). La pièce ne peut donc finir que comme elle a commencé, non sans laisser l’impression supplémentaire d’avoir été témoin d’arguments qui tournaient autour d’un gigantesque cratère : celui que les révolutions ont laissé à la suite de leurs déflagrations et qui n’ont pu être rempli par autre chose qu’un vide. Là à est peut-être tout l’objectif de la pièce, comme le démontre sa curieuse entrée en matière : engager le public à trouver comment revivifier l’élan initial afin d’en faire l’amorce de nouvelles façons d’exister.
A cette fin, peu importe finalement d’être blanc, noir, jaune ou que sais-je d’autre. Nous sommes désormais tous intimement liés par le système économique auquel nous participons. Or, dans ce système, il n’y a pas uniquement à chercher qui est le plus coupable et qui l’est le moins, mais aussi à considérer les choses par une vision d’ensemble où chacun-chacune peut participer à une amélioration de la situation qui bénéficie à tout le monde. Comment moi, blanc, noir, jaune, violet, etc., je peux influer positivement par mes actions aussi bien sur mon horizon que sur celui des autres. Si cela ressemble à un impératif catégorique kantien, cela n’est peut-être pas une coïncidence.
Question de goût
Maintenant, la question se pose fatalement, « est-ce que c’était bien ? ». Au vu de ce qui a été dit, pour répondre à l’éventuel lecteur/lectrice, il n’y a aucun doute sur les qualités manifestes du spectacle.
La mise en scène est remarquable. La manière de mêler musique, jeu avec le public et jeu théâtral est brillante. Plus encore, elle relève presque du banditisme, du hold up sur la crédulité d’un spectateur aussitôt pris en otage. Cependant, rien de négatif là-dedans ! Au vu de la tourne de la pièce, ce vol à mains désarmées a largement servi le propos. Si c’est donc du banditisme, on est plus de l’ordre de Robin des Bois que de Don Corleone. Dérober à l’incroyable richesse de notre crédulité un peu de son attention pour nous orienter sur des façons d’agir qu’il reste à penser, faute de réponse dans la pièce. Or, à cette fin, l’utilisation du bar, tout à fait magistrale, a servi à merveille, mêlant la logistique du lieu à l’univers théâtral et entretenant ainsi un pont entre l’imaginaire et la réalité. Nous pourrions même carrément parler d’une autoroute à trois bandes de circulation dans chaque sens et reliant Bruxelles à Ouagadougou. Malheureusement, il n’y avait pas de Brakina.
Mais, Brakina ou pas, il n’y a également pas grand-chose à redire de la performance des comédiens. Impeccables, sans la moindre fausse note, ils campaient leurs rôles avec une crédibilité saisissante qui participait grandement à la sensation d’absence de quatrième mur.
De plus, le sens du détail était remarquable. Pour faire exister leurs rôles, ils ajoutaient des éléments de jeu infimes, qui n’amenaient en apparence pas grand-chose, mais qui avec le recul, leurs donnaient consistance, leurs donnaient chair. Par exemple, prenons le musicien, incarné par le très bon Patrick Kabré, également compositeur de toutes les musiques de la pièce. Il incarne normalement un musicien. Mais les choses sont plus complexes, par la complicité qui se crée avec le businessman et tenancier du bar, par ses petits commentaires discrets mais qui font à chaque fois mouche. Cela ne parait rien, mais cela permet une pointe d’humour bienvenue dans une pièce au sujet plutôt amer.
L’écriture de la pièce est également une vraie réussite, pour ne rien changer. L’histoire est assez simple, deux camarades de lutte qui s’opposent désormais en tout, mais cette simplicité a l’avantage de pouvoir porter un propos conséquent sans complexifier inutilement le récit.
L’inspiration aux Damnés de la terre , annoncée par les Halles de Schaerbeek, n’est pas usurpée. Certains arguments sont effectivement du Fanon tout craché et peuvent être aisément retrouvés dans le livre. Ainsi, on repère dans la pièce l’alternance de désillusion et de ferveur qui marque profondément l’essai de l’écrivain d’origine Martiniquaise. Un instant, son style s’envole en évoquant les luttes rurales. L’instant suivant, son style retombe dans la platitude rationnelle en évoquant combien l’élan doit être canalisé par un encadrement politique adéquat. Le premier instant est plutôt celui de Franck. Le second celui de Tiibo. Les dialogues de la pièce, longue suite d’escarmouches et de fausses trêves, incarnent ainsi intelligemment la dualité de la position de Fanon. La reprise est par conséquent un franc succès.
Mais, la pièce reste écrite par un Burkinabè, ne l’oublions pas. Or, beaucoup de Burkinabè sont immensément fiers de Thomas Sankara . Sans lui, le Burkina Faso ne serait pas le Burkina Faso, mais la république de la Haute-Volta, donc non pas « Le pays des hommes intègres », un nom comme une exigence de probité adressée à chaque Burkinabè, mais un pays dont le nom rappelle sans cesse les blessures liées à la colonisation. Il est donc intéressant de voir cité l’un de ses discours, adressé à l’ONU le 4 octobre 1984, entre autres par les mots « malicieusement baptisé le Tiers-Monde ». Si ce n’est qu’un exemple bien limité, dû au fait que la mémoire est ce qu’elle est, cela n’en rendrait pas moins intéressant d’examiner le texte de la pièce à la loupe, afin de repérer les différentes citations qu’il recèle.
Enfin, ces détails mis à part, il est donc manifeste que c’est une réussite, qui donne envie de quitter la Belgique pour Ouagadougou à l’occasion de la prochaine édition des Récréâtrales, fouler le sol de latérite de Gounghin et profiter des festivités. Une bière dans un maquis serait alors tentante. Il y aura peut-être quelqu’un pour parler de Thomas Sankara, et des espoirs que cette figure continue à offrir en ces périodes difficiles pour le pays. Et peut-être que cette personne sera déjà dans un débat interminable avec un homme en costume trois pièces, qui a préféré faire des affaires et devenir un nabab de la ville. Et peut-être qu’avec tout ça, je suis en fait en train de prendre l’autoroute trois voies qui s’est ouverte entre Ouaga et Bruxelles, celle de ma crédulité. Les sans… m’auront donc eu une nouvelle fois, en espérant que ce ne soit pas la dernière.