critique &
création culturelle

Causeries sur les musiques chinoises de 2024

Utopies urbaines – première partie

Création de Cheng Daoyuan 鄭道元 pour l'album Total Withered de Zaliva-D

2024, année hors-norme pour la musique chinoise : artistes-phare et moins connus ont multiplié les sorties de qualité exceptionnelle. Pour la célébrer, rien de mieux que de se plonger dans un dialogue où, dans une Belgique imaginaire nommée Beltégeuse les artistes chinois nommés méditerriens sont mis en valeur dans un festival organisé à Bruxos… Parce que nous ne pouvons actuellement les rencontrer ensemble que dans l’imagination seule.

Le dialogue qui suit a eu non-lieu entre février et mars 2025, mais la transcription des non-événements a depuis lors énormément voyagé après que son anti-rédacteur, Ignacide Sabilina, ait égaré le tapuscrit quelque part entre Icaryde et Sylliana, dans un train quelconque alors qu’il s’était perdu dans les yeux d’un interlocuteur passionnant, tentant de déchiffrer en vain ses intentions parmi ses mouvements orbitaux. Le texte a ensuite été récupéré par un contrôleur, qui l’a présenté à sa femme, Anastasie, connue pour son érudition en matière de théorie musicale. Elle l’a trouvé fort intéressant, mais trop peu détaillé d’un point de vue musicologique pour vraiment satisfaire sa soif théorique. Elle l’a alors cédé à une amie, Erenie, qui avait assisté aux événements relatés. « Il faut absolument publier ce texte, il ne peut pas sombrer dans l’oubli au vu du travail fourni. Je le transmettrai à mon éditeur », s’enthousiasma-elle. Malheureusement, le texte se perdit une nouvelle fois lors d’une soirée dans un bar en Beltégeuse, place Piaget. Erenie, après l’avoir reçu d’Anastasie, n’avait pas eu l’occasion d’aller chez elle le mettre en sécurité. Un serveur, étudiant en civilisation méditerrienne, s’était alors empressé de le récupérer en se promettant de le mettre correctement en valeur. Il y retrouvait toute la musique qu’il appréciait explorée avec moult arguments ! Les Méditerriens glorifiés dans le meilleur de leur art ! Hélas, nous étions alors déjà mi-mai, période consacrée aux examens. Emporté en même temps que le reste de ses notes, le document s’égara cette fois dans une bibliothèque universitaire. Une post-doctorante spécialisée dans les cultural studies extrême-orientales, Apolline de Scudéry, le découvrit abandonné sur une chaise. Elle le consulta et, convaincue de son intérêt, en parla à une collègue qui l’emprunta quelques jours qui devinrent environ trois semaines. Armance était effectivement une grande voyageuse, offrant ainsi l’immense privilège au tapuscrit de découvrir l’entièreté du continent. Il fallut encore deux semaines pour qu’il rencontre, sans succès, une coordinatrice de rédaction et lui expose son projet ; deux semaines de plus pour que quelqu’un de chez Rakoo’n accepte, malgré les excentricités stylistiques, de publier le texte ; et finalement trois semaines s’écoulent pour le mettre en forme et reconstituer les parties rendues illisibles par différents liquides alcoolisés et caféinés.

Le tapuscrit : à propos d’un festival de musique mediterrienne, à Bruxos (Beltégeuse)

Une immense foule s’agglomère et se détache à rythme irrégulier tel un étrange être organique. La scène, seule entité fermement arrimée au sol, tel un port où s’attachent toutes les attentions, accueille ses premiers musiciens et techniciens se chargeant de mettre en place les derniers dispositifs. C’est une magnifique journée ensoleillée dans l’un des festivals les plus chatoyants qui existent. Nous sommes à Bruxos, capitale de la glorieuse nation Beltégeuse, qui accueille maintenant depuis dix ans les plus grands artistes méditerriens : un événement désormais connu à travers tout le continent. Sur la place des Bruyères, où en face de l’hôtel Métropole s’élance vers le soleil une statue d’une beauté sans commune mesure, les amateurs et amatrices s’assemblent aux différentes entrées pour découvrir avec bonheur une année 2024 tellement riche en sorties que les spécialistes en ont retiré autant d’enthousiasme que d’épuisement. Les Méditerriens sont en effet d’une vivacité inhabituelle ! Aujourd’hui, s’y côtoient de grands noms de retour après des années d’absence, comme White + et Carsick Cars ; une étonnante vitalité du psychédélisme rock ou électronique, qui marque à divers degrés différents groupes ; des nouveaux venus qui crèvent l’affiche ; une scène électronique éclatante ; si bien que les oreilles ne savent plus à quel son se vouer et voltigent jusqu’au vertige ! Alors que les Méditerriens vivent des temps plus difficiles, entre resserrement autoritaire et difficultés économiques qui n’en finissent pas, la scène musicale, au contraire, explose dans un feu d’artifice tel qu’on n’en a pas connu depuis dix ans… Et dans cette fête macrocosmique à la créativité artistique, deux voyageurs se rencontrent au hasard des remous.

Orni l’ornithorynque (heurte un personnage en haut-de-forme) – Oh, excusez-moi.

Un rédacteur empourpré – Ce n’est rien… Eh ! On ne se serait pas déjà vu ?

Orni l'ornithorynque – Certainement dans un autre article… à moins qu’on ait peut-être un auteur en commun qui ait décidé de faire du recyclage en nous rassemblant ici. Aux dernières nouvelles, je conversais avec Socrate.

Un rédacteur confus – C’est fort probable. Aux dernières nouvelles j’étais un personnage de scénario bancal à propos de reggae retrouvé au Groenland. On est donc bien mal tombé… Si notre auteur a besoin de tels artifices pour renouveler sa prose, c’est qu’il commence à tourner en rond.

Orni l'ornithorynque – Parait-il qu’il aurait écrit un article l’année passée sur le même sujet, sauf qu’il nommait les Méditerriens les Chinois ! Quelle drôle d’idée. Enfin, je suppose que notre rôle sera d’être témoins de l’événement qui se présente à nous.

Un rédacteur ravi – Si vous voulez bien de ma présence. Il parait que je suis parfois de mauvaise compagnie. Cela doit être mon haut-de-forme qui me donne un air hautain ou peut-être la variabilité de mes personnalités dont Janus serait secrètement jaloux.

Orni l'ornithorynque – Janus ou pas, hautain ou non, peu importe ! Il n’y a que les imbéciles pour juger sur quelques premières impressions. Je vous accepte tel que vous êtes et, si vous êtes mon destin, ainsi soit-il.

Un rédacteur rassuré – Très bien ! Installons-nous alors, le premier groupe va se produire sur scène. Il s’agit de Stolen, d’après ce que je lis sur l’affiche. Il a sorti cette année un fantastique EP nommé I Generated : un triptyque qui déploie une dystopie passionnante où l’humanité se voit livrée aux caprices d’une IA toute puissante. On se trouve dans un univers à la croisée entre Mad Max – Le Dôme de fer, un péplum et Terminator.

Orni l'ornithorynque – J’ai entendu ! À la première écoute, j’ai été d’abord un peu déçu, puisqu’on retrouve beaucoup d’ingrédients de Eroded Creation, leur précédente et géniale sortie. Cependant, il est nécessaire de gratter un peu ce vernis trompeur, puisque les nouveautés sont bien présentes ! L’ensemble est moins no-wave et bien plus acide, lorgnant vers les mélodies à l’arpégiateur que l’on retrouve ordinairement dans la Trance Goa. On retrouve donc très bien ses marques, si on a déjà trempé les pattes palmées dans…

Un rédacteur outré – Parlez pour vous !

Orni l’ornithorynque - …dans leur univers aux teintes industrielles et froides, mais on y découvre une claire évolution. C’est étonnant de les voir à l’œuvre sur une telle expérimentation narrative, même si ces tendances étaient déjà perceptibles dans leurs clips. Enfin, c’est toujours aussi soigné, jusqu’à la maniaquerie, et donc un indispensable de cette année.

Un rédacteur captivé – Et, en parlant de musique industrielle, voilà déjà qu’apparaissent les deux artistes de Zaliva-D ! Li Chao et Aisin-Gioro Yuanjin ! C’est une très belle découverte : une musique aussi tribale que cartoonesque. Parfois, j’ai l’impression d’être en pleine version dégénérée de la Patrouille des éléphants du Livre de la jungle. Les deux musiciennes adoptent un style très ludique plutôt rafraîchissant. C’est très prononcé dans leur dernier album sorti à ce jour… Total Withered. Quoi qu’il en soit, on navigue encore dans des eaux voisines à celles de Stolen, puisqu’on y ressent des influences allemandes très marquées. Elles ont après tout sorti un album dont la pochette est un clin d’œil au logo du groupe allemand légendaire Einstürzende Neubauten.

Elles ont après tout sorti un album dont la pochette est un clin d’œil au logo du groupe allemand légendaire Einstürzende Neubauten.

Orni l’ornithorynque – Effectivement ! Qui a d’ailleurs sorti l’année passée un album très recommandable, Rampen (apm : alien pop music). Je dois quand même tempérer votre enthousiasme par rapport à Total Withered. Je n’y perçois pas de grande évolution d’un album à l’autre.

Un rédacteur refroidi – Ce n’est pas un Stolen qui se permet des incursions dans le hip-hop. Malgré tout, je ne parviendrai jamais à me passer de ce style aussi rebondissant qu’acéré. De plus, n’est-ce pas également ce que l’on peut reprocher aux deux projets musicaux de Shouwang, pour repartir sur un musicien lié au leader de Einstürzende Neubauten, nommément Blixa Bargeld ? Shouwang a sorti en 2024 un album régénérant d’entre les morts Carsick Cars et un autre réveillant d’entre les endormis White+. Cependant, dans l’un et l’autre cas, je n’ai pas ressenti de grandes innovations. L’album de White+ est très proche de ce que l’on connait déjà : une musique fortement inspirée par l’univers sonore kraftwerkien tout en imposant une perspective assez différente par ses atmosphères éthérées plus proches d’un krautrock très rapidement renié par le groupe allemand. Pourtant, dans le cas de ces deux albums, on ne peut nier leurs qualités malgré leur manque de renouveau. On retrouve dans Aha de Carsick Cars ce souffle, cet élan qui emporte ses auditrices et auditeurs dans un mouvement effréné empli d’optimisme. On retrouve dans II de White+ ces atmosphères électroniques méditatives portées par des rythmes soutenus colorés d’une myriade de fragrances sonores. Certes, on peut reprocher à Aha son manque d’audace, voire d’inspiration, et à II d’être proche des précédentes sorties au point de laisser croire qu’il ne s’agit que d’un recyclage, mais d’un autre côté on ne peut nier le plaisir ressenti à retrouver ces univers intacts comme à la première écoute.

Orni l’ornithorynque – Je suis d’accord avec vous. Le manque de risque a pour avantages d’éviter les trop grandes déceptions et de faciliter les retrouvailles. Et, après, n’est-ce pas probablement ce qui frappe dans beaucoup de sorties de cette année ? De la quantité, de la qualité, sans doute sans doute… mais très peu de sorties qui font écarquiller les yeux comme des soucoupes de stupéfaction et d’étonnement.

[à suivre]

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