critique &
création culturelle

Causeries sur les musiques chinoises de 2024

Utopies urbaines – seconde partie

Pochette du single « Welcome to The Palace » de Berlin Psycho Nurse

Précédemment, les deux personnages du tapuscrit d’Ignacide Sabilina ont entamé leur long entretien à propos de la musique méditerrienne en évoquant des sorties à un rythme effréné. Après avoir dans la précédente partie conclu que, si la quantité est présente, cela manque toutefois de surprises, Orni s’apprête à abonder en ce sens.

Orni l’ornithorynque – Je suis d’accord avec vous. Le manque de risque a pour avantages d’éviter les trop grandes déceptions et de faciliter les retrouvailles. Et, après, n’est-ce pas probablement ce qui frappe dans beaucoup de sorties de cette année ? De la quantité, de la qualité, sans doute sans doute… mais très peu de sorties qui font écarquiller les yeux comme des soucoupes de stupéfaction et d’étonnement.

Un rédacteur éclairé – Vous pensez sans doute comme moi à 東方101與未來馬場 (Oriental 101 w Future Prairie) de FAZI. Le groupe s’est contenté de « réimaginer » leurs précédents morceaux avec plus ou moins de succès en y injectant une dose plus ou moins importante, selon les cas, d’électronique old school.

Orni l’ornithorynque – Cela aura été une petite déception pour moi qui suit un grand admirateur de ce groupe prestigieux. J’y ai retrouvé des morceaux qui sans aucun doute méritent de s’y attarder longuement par d’innombrables écoutes, mais également des réinventions bien plus paresseuses.

Un rédacteur intéressé – Vous pensez à quels morceaux en particulier ?

Orni l’ornithorynque – Je pense à « 年輕的愛人 » (« Nianqing de airen » – « Jeunes amants »), pour son évolution en finesse débutant par des rythmes lancinants mélancoliques où se mêlent voix féminine et masculine pour progressivement gagner en intensité jusqu’à ce que la retenue se craquèle. Je pense ensuite à « 迷幻 » (« Mí huàn » – « Psychédélique »), nettement plus rugueux, où le groupe se permet de nombreuses audaces en passant allégrement d’un genre à l’autre, du rock à la drum’n’bass. En dehors de ces deux pistes qui m’ont particulièrement frappé, il n’y a rien de déshonorant, mais cela ne dépasse pas le statut de morceaux sympathiques sur lesquels on revient avec plaisir mais sans attendre davantage qu’un moment divertissant.

Un rédacteur approbateur – Hélas, je ne suis que trop d’accord avec vous ! Vous serez sans doute également du même avis pour qualifier le dernier Duck Fight Goose, 夜光 (Yeguang – Night Gloss) de grande déception.

Orni l’ornithorynque – Absolument pas. Venez, je vous expliquerai en chemin. Ils vont performer sur la seconde scène, place de l’Aulnaie. Ils y ont fait pousser de nouveaux espaces pour suppléer aux mètres carrés décrépis réduits à des miettes arrondies au dixième. Maintenant s’y ouvrent des clairières à plusieurs niveaux où la musique s’épanouit au travers de leurs structures arborescentes. Faites cependant attention aux entrelacements, vous pourriez rester coincé entre deux strates jusqu’à la prochaine floraison.

Duck Fight Goose a d’ailleurs choisi de jouer dans un repli à l’image de leur musique : des couches qui surmontent d’autres couches sans les anéantir forcément, puisque celles dissimulées demeurent présentes implicitement, mélodies fantômes. Leur musique vous semblera à la fois l’écho du fond d’un puits et résonner comme dans une rotonde où les sons enveloppent jusqu’au vertige. Il y a ainsi pour moi une très grande retenue dans certains morceaux du groupe, qui tiennent dans un dé à coudre, et d’autre part un véritable déploiement émotionnel où l’intensité est au rendez-vous autant que l’émerveillement. Leur dernier album est frappant à ce niveau. Ne l’entendez-vous pas à l’instant ? Nous venons d’arriver au jardin, tout le monde est installé sur l’herbe en train de profiter de cette nuit factice creusée dans les replis bleu jazz du tissu le plus déstructuré de la place. Je dirai donc que c’est une déception pour celles et ceux qui y recherchent autre chose que ce qu’ils ont à offrir ou qui sont incapables d’accueillir les quelques évolutions bienvenues vers un rock plus énergique. Il est si confortable en effet de se faufiler dans l’interstice laissé entre deux nappes, emporté par la douceur du saxophone, pour ensuite être réagrippé par des dissonances qui viennent comme jeter quelques glaçons dans une atmosphère devenue chaleureuse au point d’être brûlante ! Et puis, écoutez donc «流放者之歌 »,( « Liufang zhe zhi ge » – « Mélodie pour les exilés ») : n’êtes vous pas saisi soudainement par ces élans lyriques qui rappellent le meilleur de Raoul Sinier ?

Un rédacteur songeur – Vous vous emportez, mais je comprends tout à fait ce que vous ressentez. J’ai vécu ce genre d’émotions l’année passée avec TrembLe Mix, le projet musical que Feng Xu a créé avec Liu Min – vous savez, la musicienne surtout connue pour être membre de Re-TROS et avoir lancé une passionnante carrière solo en tant que Lumi ? Je l’avais écouté à l’origine parce que Liu Min y participait. J’ai en effet adoré son EP A Day Without Time. Je me suis alors dit que ce serait une sortie majeure, exceptionnelle, et j’ai précipité mes oreilles vers le service de musique à la demande le plus proche. Et combien ai-je d’abord été déçu ! Je l’ai trouvé terriblement vieillot, dépassé, anachronique, consensuel. C’était presque si je ne le qualifiais pas de musique d’ascenseur ou de bande son idéale pour quelque bar lounge du début des années 2000. Toutefois, c’était une très mauvaise appréciation, puisque l’album éponyme de TrembLe MiX est au contraire raffiné, très recherché, et qu’il faut persévérer pour le comprendre. Les sonorités peuvent à première vue paraître surannées, mais s’arrêter à ce jugement hâtif est une terrible erreur. Chaque morceau est ciselé, minutieusement construit, et même les paroles réclament de tendre l’oreille attentivement pour percevoir toutes les subtilités voire les dénonciations prononcées à demi-mot. C’est loin d’être un album dépassé ! Certainement, on retrouve des sonorités datées, tout comme on peut en retrouver chez Re-TROS sans que cela ne pose pourtant souci, mais il y a un travail de découpage particulièrement raffiné où la structure musicale rappelle le collage entre figures bidimensionnelles que les deux artistes s’ingénient à combiner d’une myriade de manières. Le duo réunit ensemble des atmosphères assez différentes entre elles et qui en même temps se marient superbement bien grâce à la base rythmique qui unit les opposés.

Orni l’ornithorynque – Comme pour la mayonnaise

Un rédacteur ravi – Exactement. Comme la mayonnaise. Cela entraîne de plus de véritables moments de grâce, ménageant des sauts d’un niveau à l’autre où, d’un coup, depuis une strate mineure émotionnellement, on se voit téléporté dans un ailleurs extatique. Un peu comme dans « Soul ». Et, en parlant de strate, je noterais également le travail important sur les plans sonores. À de nombreuses reprises, le duo joue avec la spatialisation pour, en un même moment, engager ce que j’appellerais un avant-plan et un arrière-plan. L’attention s’en trouve éclatée entre plusieurs dimensions qui parfois se complètent, parfois contrastent, mais jamais ne paraissent être une coquetterie stylistique superflue. Si je devais donc en finir – mais qui peut vraiment en finir avec un album d’une telle densité qu’elle semble creuser un puits dans la chair même de l’infini ! –, je dirais donc qu’il s’agit d’une œuvre formidablement bien pensée. Le tout est de ne pas se laisser prendre par son… mais je me répète, excusez-moi.

Orni l’ornithorynque – Ce n’est rien. Cela arrive même aux meilleurs d’entre nous d’être fasciné par nos propres reflets et d’y plonger au point de s’entraîner dans un tourbillon d’échos de nos propres pensées. Cela dit, toutes ces discussions me ramènent à un contre-exemple. On vient d’évoquer deux albums qui délivrent bien plus que ce que l’on escomptait et l’année dernière j’ai, au contraire, écouté un album qui m’a d’abord procuré une grande satisfaction. Malheureusement, l’enchantement s’est dissipé brutalement et tous ses défauts m’ont sauté aux yeux. J’ai alors arrêté de l’écouter immédiatement pour ne plus jamais y revenir, un peu honteux.

Un rédacteur curieux – Est-ce le premier album de Sky King Jack ? Je veux dire 即刻到达 (Jíke daodaTime is coming) ? J’ai moi-même été assez déçu par la banalité de certains morceaux, alors que la compilation de musique wuhanaise [Wuhan Vibration sorti en 2020 – NDR] dans laquelle je les avais découverts présageait de si belles perspectives. À moins que vous vouliez parler de l’album de DOUDOU ?

Orni l’ornithorynque – C’est bien du second que je souhaite parler. DOUDOU, si je ne me trompe pas, est le groupe formé par les deux membres restants de Floruitshow/ Fu Lu Shou. Floruitshow avait sorti un magnifique album avec Modern Sky.

Un rédacteur approbateur – C’est exact. Elles étaient à l’origine trois sœurs, les sœurs Du. L’une des membres du groupe a été accusée de trafic de drogue, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, et condamnée à un an de prison.

Orni l’ornithorynque – Petite digression, cela me rappelle une autre histoire trouble : la disparition inexpliquée fin 2023 de Ruby Eyes Records en tant que label pour se focaliser sur l’événementiel, ce qui explique qu’on ne parlera pas de sortie de leur part, alors qu’il s’agissait jusque-là d’une tête de pont en matière de rock indé. Mais bref, continuez.

Un rédacteur concentré – Les deux artistes restantes ont alors décidé de changer de nom pour échapper à la vindicte. Elles ont alors continué à sortir des singles sous DOUDOU, à la qualité tout à fait honorable, mais tout de même un gros cran en dessous de l’album sous Floruitshow – une vraie petite merveille, je ne vous contredirai pas. Enfin, l’année passée, elles se sont décidées à sortir un album-live…

Orni l’ornithorynque – Et ce fut la catastrophe… Enfin, pas au début. J’étais tellement heureux de redécouvrir les morceaux de Floruitshow, qui m’avaient tant transporté, sous un nouvel aspect ! J’ai donc grandement apprécié les premières écoutes. Cependant, les grains de sable se sont accumulés. D’abord, je trouvai l’interprétation des morceaux qui m’avaient enthousiasmé auparavant beaucoup plus faible, dépourvus de la finesse qui les caractérisait autrefois. Ensuite, j’ai été terriblement déçu en découvrant à cette occasion un nouveau titre, « Fearless », d’une fadeur sans nom. Enfin, dernier clou enfoncé dans le cercueil, je me suis aperçu combien la chanteuse manquait de justesse et de souffle. Pourtant, il n’y avait pas eu de changement à ce point de vue-là ! La membre du groupe en prison était la harpiste et guitariste, non pas la chanteuse. Bref, j’en parle déçu d’avoir été à ce point aveuglé par mes souvenirs et déçu de ce qu’est devenu un groupe dont j’attendais tant.

Un rédacteur compatissant – Heureusement, d’autres ne déçoivent que très rarement, comme Berlin Psycho Nurse, dont chaque single est un joyau d’audace et de rigueur. Ils ont sorti une poignée de titres d’une très grande qualité l’année passée, mais qui valent des albums entiers. Un travail d’orfèvre !

Orni l’ornithorynque – Je ne peux cette fois que vous rejoindre. Depuis leurs débuts où ils déployaient un style assez brut, ils ont abouti à ce que je nommerais un post-punk en smoking, c’est-à-dire classieux et baigné de sonorités étincelantes tombant en averses dorées au creux des tympans. Cela ne veut pas dire qu’ils ont abandonné les décharges électriques qui les caractérisaient (comme dans le culotté « Here Comes The Gangster »), mais que ces tornades musicales sont désormais enserrées dans des compositions d’une grande subtilité et d’un grand raffinement. Ainsi, dans les morceaux sortis l’année passée, on retrouve dans « Giselle » un mélange de très haut vol mêlant chant lyrique et tonalités folk ; dans le magistral « Welcome to the Palace » un grand huit qui, après avoir baladé les oreilles de surprise en surprise, se clôt en une apothéose furieusement dansante. J’adorerais aller les écouter, d’ailleurs !

Un rédacteur réjoui – Évidemment ! Ils ne passeront que demain, malheureusement, contrairement aux trois groupes qui ont fait honneur au rock psychédélique : les nouveaux venus de Sweet Sister Session, ainsi que les déjà connus Run Run Run et Backspace. Le festival a eu d’ailleurs la bonne idée de leur consacrer l’après-midi ! Ils passent dans environ une dizaine de minutes, quelque part entre la rue du Renouveau et la place des Légendes Dorées.

[à suivre]

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