Causeries sur les musiques chinoises de 2024
Utopies urbaines – quatrième partie

Après avoir, dans un numéro de haute voltige, abordé trois des albums majeurs de rock psychédélique sortis en Méditerranie en 2024, les deux compères s’attardent sur un album qui les divise particulièrement, Circus de Dabo Lang.
Un rédacteur illuminé – À propos d’être déconcerté, il faut que l’on parle de Circus de Dabo Lang. Ils passent ce soir d’ailleurs, dans la cinquième scène située au cœur d’un labyrinthe aux multiples sorties mais dans lequel on n’entre que par une seule porte.
Orni l’ornithorynque – Mais faut-il vraiment en parler ? Il faudrait laisser cette unique porte soigneusement verrouillée pour épargner le public du festival. Je veux dire que c’est un sommet de kitsch et de mauvais goût. Ils ont par le passé sorti des albums honorables, old school, adoptant un style new wave qui sans aucun doute peut diviser, mais rien qui atteignait les sommets de grand guignol que l’on peut entendre dans Circus ! On nage en plein baroque, pourrait-on dire si on exprimait les choses par euphémismes !
Un rédacteur taquin – Vous admettrez cependant comme moi l’avoir écouté une bonne trentaine de fois malgré tout le mal que vous pouvez en penser. Circus ne laisse aucunement indifférent et offre un goût de reviens-y malgré l’aversion qu’il peut provoquer. C’est le plaisir coupable parfait. Bien que ce soit très clairement un album bancal qui aligne les approximations comme on enfile des perles, le mélange détonnant de styles finit par prendre le dessus. Pour le prouver, faisons le tour de l’album en commençant par la première piste.
Orni l’ornithorynque – Si cela vous plait, faites ! Mais ne comptez pas me convaincre. Mon avis est tranché et je ne compte pas y revenir. Permettez-moi d’aller me servir au bar, pour faire passer vos discours en même temps que quelques gorgées d’hydromel.
Un rédacteur amusé – Je vous en prie. Prenez-moi également un verre au passage, je vais avoir besoin de me désaltérer… (Il saisit le verre que lui tend Orni) Grand merci.
Orni l’ornithorynque – Très bien, je vous écoute.
Un rédacteur électrisé – L’album s’ouvre sur une piste qui démarre en pleine crise d’épilepsie provoquée par une hausse d’acidité synaptique, si cela est seulement possible, pour ensuite rouler le long de la voix suave du chanteur. Elle ne cesse ensuite de partir dans une direction, puis une autre, puis une autre encore, dans une frénésie qui ne s’éteint jamais et même s’enflamme sous le timbre embrasé de téléphone rose. Comment qualifier ce chaos autrement que par un érotisme kraftwerkien ? Si c’est seulement possible, puisqu’il n’y a rien de plus froid et asexué que la musique électronique du groupe allemand. Je vous le demande !
En tout cas, la seconde piste se perd moins en contorsions et prend même des atours plus intimistes. Enfin, intimiste, dans un sens complètement dévoyé où l’intimité prend des allures d’un salon rebondi et kitsch où une voix déformée de rave party avariée vient sonner les heures et l’esprit vagabonder parmi les bulles à savon à la recherche de la prochaine sensation, tandis qu’un chœur résonne depuis la fenêtre et annonce des jours champêtres. Ou bien est-ce autre chose ? Mais il faut déjà parler de « Show Me Your Super Face ».
Orni l’ornithorynque – Ah. Oui. Ce morceau.
Un rédacteur malicieux – Le plus queer de tout l’album et au sous-texte sexuel le plus marqué. Il est déroutant, puisqu’on ne sait que faire de toute cette frénésie qui tourne à l’obsessionnel, de cette ambiance fiévreuse, de cette basse rythmée qui nous tire irrésistiblement toujours plus en avant dans les profondeurs de la folie, de cette invitation à « me gifler plus fort, plus fort » aux résonances sadomasochistes. Ce mélange entre la froideur électronique et l’incendie qu’engendre la voix sur son chemin n’en finit pas de dérouter, de lancer dans une recherche pour trouver de nouveaux repères et donner sens à cet OVNI musical. Il ne suit en effet pas les coordonnées communes, mais il en invente d’autres au mépris de toute loi. On a en effet dépassé l’allégresse de la lumière du bon goût et multiplions les big bangs et les big kicks dans des domaines qu’on n’aurait peut-être pas dû explorer, qui auraient dû rester en friche et qui pourtant nous arrache à nos habitudes d’un coup suave et piquant. Et pourtant, malgré qu’il ait largement extirpé toutes les bornes du sol pour en faire son repas, je reviens fasciné vers ce morceau hors-norme et par-là tout à fait baroque. Je comprendrais que vous le rejetiez en bloc comme vous vous détourneriez d’un crash de voiture. Et ce morceau s’y résume très bien : un show son et lumière où la tôle se tord au ralenti avec sensualité. Cronenberg n’est pas loin, même si je sais qu’il m’en voudra de l’associer à cette chose musicale.
Orni l’ornithorynque – Mais le morceau suivant est bien plus minimaliste.
Un rédacteur chafouin – La piste suivante est plus feutrée, effectivement centrée autour d’un beat puissant et des effets galactiques, mais ne renonce pas à l’ambiance érotique de « Show Me Your Super Face ». Ce n’est pas la piste la plus intéressante. « The Change Must Be Mad » est en revanche bien plus riche, puisqu’il ambitionne de terrasser les dernières frontières qu’il restait à franchir, si bien qu’à nouveau je me retrouve impuissant à le cerner. Des voix féminines commencent par scander un slogan revendicateur ‒ et même peut-être politique ? ‒ « The change must be mad! » qui explose dans l’excès total. Ensuite, porté par une ligne rythmique très soutenue et des sonorités cristallines, le morceau fonce la tête la première dans le plus improbable des refrains… rappelant les dessins animés où des héros intergalactiques parcourent la voie lactée en vaisseaux spatiaux pour vaincre des seigneurs stellaires. Et je dois bien avouer que ce grand n’importe quoi est particulièrement jouissif. D’autant plus qu’il est soutenu par une chanteuse décidément en roue libre… que le chanteur principal vient aussitôt épauler en chantant faux sur le refrain. Et le pire, dans cette histoire complexe et accidentée, c’est que tout cela s’enchaine merveilleusement bien. Le secret réside peut-être dans la fraicheur et l’authenticité qui en émane…
Cependant, je suis bien content d’entendre la piste suivante pour reprendre mon souffle. Elle débute sur des notes particulièrement douces et sensuelles où l’on pourrait imaginer flotter dans l’espace, à la dérive, dans une petite bulle de savon menacée d’éclater par les picots d’étoiles en papier mâché. L’album enchaîne en effet constamment pistes plus posées et pistes énervées afin de susciter un calme tel qu’il appelle un rythme plus soutenu et vice-versa.
Orni l’ornithorynque – Et « Taku化 » n’échappe pas à la règle. Une piste terriblement efficace et extrêmement acérée qui présente une ligne rythmique hérissonne et des sonorités agressives.
Un rédacteur assombri – Ce n’est pas non plus le morceau le plus réussi. Il laisse peu de traces de son passage et manque de substance. « Ssou的第98次 » (« Ssou de dì 98 cì » – « 98e anniversaire de Ssou »), la piste suivante, présente par exemple bien plus d’originalité. Plein de malice et charmeur, tout en ondulations ascensionnelles et descendantes, il serpente lentement autour des tympans des auditeurs pour mieux les croquer quand ils seront endormis.
Orni l’ornithorynque – En revanche, vous serez d’accord avec moi que les deux morceaux suivants méritent moins le détour. Tout aussi joueur, le suivant est plus anecdotique, trouvant difficilement sa personnalité parmi les autres morceaux de l’album. Il n’apporte pas grand-chose à l’édifice et ajoutent des variations sans substance à ce qui a déjà été proposé.
Un rédacteur réprobateur – Je vous trouve très dur, mais je dois admettre que, si je les trouve sympathiques, ils ont beaucoup moins de caractère. Ils prolongent la formule bien plus qu’ils ne la transcendent. Cela dit, 导航GPT(« daohang GPT » – « navigation GPT ») démontre avec brio que Dabo Lang n’a pas dit son dernier mot ! La rythmique est très finement travaillée, tout autant que la structure du morceau (« 超级乌托邦飞艇 » – « Chaojí wutuobang feiting » – « Super Dirigeable Utopia ») ménageant des variations multiples ainsi que des atmosphères subtilement mélancoliques. Il peut sembler un peu cabossé, par ses nombreuses cassures et mélanges pas toujours du meilleur effet, surtout avec une voix déformée peu à propos d’après moi, mais c’est ce qui en donne toute sa saveur. De même non dénuée d’intérêt, la piste suivante (« 巨物 » – « Ju wu » – « Géant ») met en scène un exercice d’évacuation gonflé aux tropes surannés jusqu’à se donner des allures de montgolfière. Si elle peut paraitre trop longue, elle a son petit charme, puisqu’elle amorce la narration qui clôturera bientôt l’album. Elle aboutit sur une dernière piste complètement expérimentale immergeant dans un univers de science-fiction et qui n’a d’autre intérêt que de faire atterrir correctement l’auditeur.
Orni l’ornithorynque – J’entrevois quand même beaucoup de choses négatives dans tout ce que vous dites. Vous l’encensez comme étant le meilleur des plaisirs coupables, mais il comporte de nombreuses faiblesses. Je veux bien que l’enthousiasme très premier degré, la spontanéité, la passion qui se dégagent de cet album lui accordent une fraicheur qui pardonne ses très nombreuses maladresses… Mais est-ce suffisant pour tout pardonner ? Je ne suis pas tout à fait d’accord. Certaines errances ne quitteront jamais le quai pour atteindre le grand large des grandes aventures musicales. D’autres, j’en suis certain, ne resteront pas plus que des approximations sans suite, appelées uniquement à dessiner des moues dubitatives sur les visages consternés d’auditrices et auditeurs déçus. S’il faut parler musique électronique, je préfère encore mentionner le magnifique album de Wu Zhuoling, musicienne de première classe, intitulé Reverie. Ici, il n’y a nulle place pour l’approximation ni les maladresses ou encore les loufoqueries. Reverie est une œuvre mélancolique superbement composée. Elle commence par un morceau né dans la douceur d’atmosphères nébuleuses et matinales où vous pouvez sentir la rosée perler sur chaque note qui s’écoule de ses branches. Cependant, dans une progression remarquable, sa surface glacée se craquèle sous une rythmique vertébrale venue en soutien l’élever vers les premiers rayons d’un soleil timide de sa propre chaleur. Très vite, on comprend alors que Wu Zhuoling s’avance dans un territoire différent de ses précédentes sorties. Il n’est plus seulement question d’ambient, mais aussi de house, de techno et de drum’n’bass. Reverie est plus rythmé, et dansant par occasions, même s’il faut du temps avant qu’il sorte de sa langueur pour imposer de façon plus affirmée sa ronde au monde qui tout autour déjà s’agite. « Pond » joue d’ailleurs un rôle-clé dans cette métamorphose, dans cet envol. Avec lui, l’album s’extirpe d’abord lentement de sa chrysalide et déploie ses ailes froissées. Avec lui, l’album bat de ses ailes pour gober les atmosphères avec un appétit qui se nourrit de sa propre faim et se contorsionne de plus en plus frénétiquement. Avec lui, l’album devient irrésistiblement entraînant. Avec lui, on oublie tout et on dérive dans le flux vers un point de fuite qui nous happe sans destination.

Un rédacteur emballé – Et puis, il y a le merveilleux « Valley » ! Où je retrouve moi-même avec joie des ressemblances avec le style de Bersarin Quartett. Une drum’n’bass très dynamique d’une précision extraordinaire accompagnée en contrepoint de mélodies douces et mélancoliques. Il en émane à la fois énergie et apaisement. Sérénité et nervosité. « Valley » a par conséquent des allures de fontaine de jouvence finement sculptée.
Orni l’ornithorynque – Et il ne faut pas oublier la plongée dans les profondeurs marines de « Morning Star » permise par sa ligne rythmique sourde qui nous étreint jusqu’aux limites des pores de nos peaux.
Un rédacteur – Ni le très surprenant « Siren » dont les basses très affirmées rappellent de manière évidente certaines ambiances de clubs berlinois. On peut certainement reprocher à Wu Zhuoling de manquer ici de finesse. « Siren » abat rapidement toute ses cartes et la tentative de relance n’est malheureusement pas suffisante pour combler le manque d’idées. Toutefois, je me dois d’encenser son audace. Le ton du morceau est à l’opposé du ton global de l’album….
Orni l’ornithorynque – … Mais aussi de la dernière piste, une lente ascension où le rideau s’ouvre sur un drame secret, un Événement de la plus haute importance, une petite boite fermée à double tour dont le Temps lui-même aurait avalé la clé. On le ressent alors bien plus qu’on ne le voit. Objet affectif bien plus qu’objet visuel, il n’est rien de plus qu’une émotion qui nous prend, une tension qui nous agrippe par les poumons et éclate notre souffle en une myriade de débris scintillants aux lueurs crépusculaires de cette vérité dénudée.
Un rédacteur songeur – Nous serons donc certainement d’accord pour dire de Reverie qu’il s’agit d’un chef d’œuvre, d’un joyau qui a véritablement illuminé cette année 2024.
Orni l’ornithorynque – Sans aucun doute ! Mais il ne faut pour autant pas l’encenser plus que de mesure, car en l’admirant de trop près nous risquerions de manquer les merveilles qu’il nous faut encore écouter.
[à suivre]